
(Pour le lecteur pressé : j’essaie d’argumenter ici que le régime présidentiel français donne trop de pouvoirs au président, surtout lorsqu’il y a concordance des majorités présidentielle et parlementaire. Ce déséquilibre au sein des institutions a des conséquences fâcheuses. Je plaide pour un retour au régime parlementaire classique, mais fort, tel que le permet la constitution de 1958 avant la révision de 1962. Cette version est une ébauche car mon argumentation n’est pas totalement convaincante même à mes propres yeux).
Il se dit, souvent sur le ton de l’évidence, que les Français sont très attachés à l’élection du président au suffrage universel et ne changeraient pour rien ce système contre un autre. Ce serait une panacée de démocratie, et de fait le taux de participation est le plus élevé à cette élection (abstention toujours inférieure à 25% au premier tour sauf en 2022, contre seulement 40 à 50% aux législatives depuis 2002).
1) Caractérisation du régime politique de la Ve République
La constitution du 4 octobre 1958 ne prévoyait pas à son début ce mode d’élection. Le président était élu au second degré, par un collège d’environ 82 000 élus parlementaires et locaux. C’est ainsi que le 21 décembre 1958 le général de Gaulle fut élu à la présidence de la République, avec plus de 78% des suffrages exprimés.
Pourquoi en vint-on à changer de système pour celui que nous connaissons aujourd’hui : l’élection directe par le peuple, qui a bouleversé tout le système institutionnel, sans doute bien au delà de ce que le Général pouvait imaginer ?
La cause immédiate, ce fut l’attentat dit du Petit-Clamart le 22 août 1962, fomenté par l’OAS1, qui convainquit de Gaulle qu’il fallait donner plus de force à l’institution présidentielle contre les « entreprises factieuses » (c’est dans ce sac qu’est fourrée l’OAS). Mais de Gaulle invoque aussi dans la même conférence de presse du 12 septembre 1962 la nécessité de faire pièce aux « manœuvres de ceux qui voudraient nous ramener au funeste système d’antan »2, c’est à dire celui de l’instabilité ministérielle d’avant 1958.
La première élection présidentielle au suffrage universel eut lieu en 1965 et confirma le Général dans ses fonctions (quoiqu’au second tour, ce qui chagrina beaucoup le Général, qui escomptait un peu plus de gratitude).
Le régime politique français combine ainsi un président élu au suffrage universel, et doté de larges pouvoirs propres, et les caractéristiques de ce qu’on appelle un régime parlementaire. Un régime parlementaire, ce n’est pas un régime politique qui dispose d’un Parlement (composé d’une ou deux chambres), car à ce compte pratiquement tous les régimes politiques du monde seraient parlementaires. C’est un régime où le gouvernement est généralement issu de la majorité (même composite) du Parlement et responsable devant ce dernier (sous la Ve, la seule Assemblée nationale, aux termes des articles 49 et 50 de la constitution), qui peut le renverser, au risque d’être lui-même renvoyé devant les électeurs par une dissolution, contrepartie et contrepoids de son droit de censurer le gouvernement.
Cette combinaison rare a fait qualifier le régime français de « régime semi-présidentiel »3.
Il a assuré à notre pays une stabilité politique dont l’absence avait été la plaie des régimes précédents de la IIIe et de la IVe républiques, dont les gouvernements appuyés sur des coalitions fragiles ne duraient guère plus que quelques mois, et que suffisait à faire chuter le vote de quelques députés4. Il donnait également au chef de l’Etat des pouvoirs qui lui permissent de prendre les mesures nécessaires en cas de crise grave menaçant les institutions, notamment le fameux article 165.
2) Les défauts du régime politique semi-présidentiel français
J’ai grandi dans le culte de ce système et de la solidité et quasi-perfection de nos institutions.
Pourtant, qui ne voit aujourd’hui les défauts sinon les tares de ce système ?
Ne paie t-on pas cette stabilité (apparente) d’un prix trop élevé ?
Notre régime est en effet trop déséquilibré, entre président et gouvernement et entre gouvernement et parlement.
Il ne s’agit pas tant que le président concentre trop de pouvoirs dans ses mains :
– D’une part, des pouvoirs « propres », comme celui de nommer le Premier ministre, dissoudre l’Assemblée nationale, recourir au référendum, nommer trois membres (sur les 9) du Conseil constitutionnel, dont son président. Il peut mettre en oeuvre les « pouvoirs spéciaux » (article 16 de la Constitution, utilisé une fois, par le Général de Gaulle à la suite du putsch dit des généraux d’Algérie d’avril 19616). Le président est aussi le chef des armées et à ce titre peut actionner l’arme atomique.
– D’autre part, des pouvoirs dits « partagés » au sens où leur exercice nécessite la signature (le contreseing) du Premier ministre ou des ministres concernés par la décision. Parmi ces pouvoirs partagés, on compte la nomination aux emplois civils et militaires de l’État (ex. : préfets) et celle des ministres, la signature des ordonnances et décrets délibérés en Conseil des ministres, le droit de grâce.
Tout cela, hors l’article 16 et le recours au référendum, ne distingue pas fondamentalement le président français des autres présidents de la République des grandes démocraties occidentales.
Ces pouvoirs sont décuplés, magnifiés lorsqu’il contrôle l’Assemblée Nationale, ce qui se produit lorsqu’il y a concordance politique entre le Président et la majorité parlementaire. Alors, il ajoute à ses pouvoirs traditionnels celui d’un chef de gouvernement, reléguant le Premier ministre, selon la carrure et la compétence de ce dernier, au rang de simple « collaborateur » (Nicolas Sarkozy à propos de François Fillon). Contrôlant la majorité parlementaire, il peut faire passer les réformes et utiliser le levier budgétaire (la dépense publique, l’impôt et l’emprunt) comme il l’entend. On l’a vu avec le « quoi qu’il en coûte » pendant la période de Covid (2020-2021). Le président ordonnait, les députés exécutaient.
Plus la majorité parlementaire est large, et son allégeance au président totale, plus ses pouvoirs sont potentiellement vastes.
Selon le tempérament et la puissance de travail du président, ceci débouche sur une large palette d’intensité et d’intervention présidentielle, de l’inertie chiraquienne7, à l’« hyper-présidence » sarkozyste ou macroniste.
Allié au caractère unitaire de la République française, et à notre tradition étatiste, dirigiste, et centralisatrice (je simplifie), ceci donne au président français des pouvoirs immenses.
Cette impressionnante panoplie de pouvoirs est ramenée à son étiage constitutionnel en cas de « cohabitation », lorsque précisément cette concordance est rompue et qu’une majorité d’opposition domine l’Assemblée nationale ; ou lorsqu’il n’y a plus de majorité tout court, cas de figure sans précédent qui caractérise la situation issue des élections législatives de juin 2022 et, encore plus, de celles tenues en juin-juillet 2024. Comme l’a écrit Maurice Duverger : « En France, le pouvoir majoritaire est exercé par le président qui a toujours appartenu jusqu’ici (NB : écrit en 1982, avant la première cohabitation) au même camp que les forces politiques dominant l’Assemblée nationale. S’il y avait un jour divergence entre eux, le pouvoir majoritaire passerait au premier ministre »8.
Il demeure qu’en 65 ans de Ve République, les années de cohabitation ont représenté moins de 10 ans (1986-88 puis 1993-95 sous François Mitterrand ; 1997-2002 sous Jacques Chirac).
Cette situation conduit à plusieurs conséquences fâcheuses :
– Un président au tempérament autoritaire pourrait profiter d’un affaiblissement des contre-pouvoirs (par exemple, des médias de moins en moins pluralistes et dans la main d’intérêts financiers proches du président – cela évoque t-il quelque chose ?) et de l’esprit démocratique pour instaurer un régime autoritaire. C’est assez peu probable, mais pas à exclure.
– Une excessive personnalisation de la vie politique, où les ambitieux petits ou grands ne rêvent que de devenir président ; les partis ne sont plus que des tremplins pour hisser leur candidat à la magistrature suprême. Une élection présidentielle est une joute où plusieurs petit chefs (de partis, etc) veulent devenir le grand chef. Le système présidentiel a perverti la vie politique française.
– Le risque de décisions insuffisamment réfléchies et mûries qu’un système plus collégial et délibératif aurait pu éviter. Dans un Etat unitaire, centralisé, vertical, les erreurs issues de l’exercice solitaire du pouvoir sont fatales, car rien ne peut les arrêter. C’est le drame français.
3) L’alternative crédible du parlementarisme rationalisé
Je ne vois à ce régime déséquilibré et potentiellement liberticide d’autre alternative que le bon vieux régime parlementaire, mais fort, c’est à dire finalement… celui – parlementaire – que nous avons connu de 1958 à 1962, avec un Président élu par un collège restreint de grands électeurs.
Dans ce régime, le président conserve ses pouvoirs constitutionnels actuels, mais son mode d’élection par un collège lui enlève de facto cette primauté que l’élection par un corps électoral de 48,7 millions confère ; le Gouvernement et son chef disposent d’importants pouvoirs pour gouverner avec une majorité faible, rebelle ou inexistante (comme on l’a vu depuis juin 2022). Il dispose par exemple d’un pouvoir réglementaire autonome, de l’article 49-3 (qui oblige l’Assemblée nationale à renverser le gouvernement si elle veut rejeter un texte sur lequel ce dernier a engagé sa responsabilité) et d’autres prérogatives qu’on ne peut toutes citer ici et qui constituent ce que Michel Debré baptisa naguère les « mesures orthopédiques » (il s’agissait alors de rééduquer le Parlement !).
Notre système électoral majoritaire à deux tours ne garantit pas toujours l’émergence d’une majorité (comme on l’a vu en 2022 et 2024), mais il évite une pulvérisation de la représentation nationale à l’italienne ou à l’israélienne, qui tend vers l’instabilité.
Il ne faut pas d’ailleurs craindre que cette majorité ne soit pas seulement celle d’un parti unique (comme notamment en 1968, 1981, 2017), mais celle qui résulte d’une coalition de plusieurs formations politiques, comme la plupart des grandes démocraties, en offrent l’exemple, et qui semble constituer la normalité (hormis le cas du Royaume-Uni, du fait de son mode de scrutin majoritaire uninominal à un tour).
La France a perdu l’habitude, nourrit même une réelle méfiance (gaullienne) à l’égard des coalitions, qui lui rappellent l’instabilité gouvernementale des régimes de la IIIe et de la IVe République. Mais une coalition, surtout si elle est liée à l’instauration d’une dose de représentation proportionnelle (dans un mode de scrutin qui aujourd’hui n’en comporte aucune), est plus conforme à l’idée que l’on peut se faire de la démocratie, et pourrait requinquer celle-ci.
Une coalition est laborieuse à se former (on le voit en Allemagne par exemple où la négociation d’une plateforme de gouvernement peut prendre de longs mois), prend du temps pour accoucher de décisions ou de lois (car il y a débat, alors que chez nous l’usage du 49-3 y met souvent un terme abrupt), peut se rompre si les désaccords se creusent au-delà de certaines lignes rouges. Mais le régime de coalitions insuffle à une démocratie dévitalisée un regain d’énergie, car les principales nuances du spectre politique se sentent représentées (le parti présidentiel en France n’a obtenu les voix que de 16% des inscrits au second tour des élections législatives en juin 2022).
Le complément logique de cette réforme serait d’augmenter la part de proportionnelle dans le mode de scrutin, à l’instar du système allemand, qui combine, au niveau de chaque Etat, élection de députés au scrutin majoritaire et au scrutin de liste. Mais sans aller nécessairement aussi loin dans la logique proportionnelle.
Ces modifications au système de 1958, corrigé 1962, permettraient de rééquilibrer nos institutions, et de régénérer notre démocratie en revivifiant le débat et la collégialité.
Et aux vieux Gaullistes, qui y verraient le spectre d’un retour du régime honni des partis, je réponds que les circonstances ont changé, que le système actuel a trop l’allure d’une monarchie républicaine, et que davantage de collégialité et de parlementarisme nous rapprocherait des bons élèves de l’Europe (dont la Suisse, dont j’admire précisément la collégialité, cf. mon article sur ce blog). Il faudra certes trouver une formule pour que la décision du déclenchement du feu nucléaire, si l’on dût arriver à cette extrémité, ne soit pas laissée à un collège. C’est un domaine où, je le concède, le pouvoir ne se partage pas…
Notes :
- Lien. ↩︎
- Lien. ↩︎
- Le grand professeur de sciences politiques et juriste Maurice Duverger (1917-2014) fut le premier à le théoriser comme type de régime politique distinct. ↩︎
- La IVe République a connu 24 présidents du Conseil ayant formé 22 gouvernements en 12 ans. 9 gouvernements ont duré moins de 41 jours, et pour la dernière année, après mai 1957, il y a eu 5 gouvernements qui ont duré en moyenne moins de 59 jours. ↩︎
- De Gaulle raconte dans ses Mémoires de guerre (Le Salut) la visite que lui fit le dernier président de la IIIe République, Albert Lebrun, en octobre 1944 et conclut : « Au fond, comme chef de l’État, deux choses lui avaient manqué : qu’il fût un chef ; qu’il y eût un État. » Dans son discours de Bayeux du 16 juin 1946, le Général précise sa pensée en affirmant qu’il incombe au président, « s’il devait arriver que la patrie fût en péril, le devoir d’être le garant de l’indépendance nationale et des traités conclus par la France » (https://www.elysee.fr/la-presidence/le-discours-de-bayeux-194). ↩︎
- Lien. L’article 16 resta en vigueur jusqu’au 29 septembre 1961. Le Conseil d’Etat avait décliné son contrôle de la décision présidentielle de mettre en oeuvre l’article 16 sur le fondement de la théorie des « actes de gouvernement » (Arrêt du 2 mars 1962, Rubin de Servens). ↩︎
- Due pour une pour large part à la dissolution idiote de 1997, qui le punit et la France de 5 ans de cohabitation avec Lionel Jospin (les 35 heures…). ↩︎
- La République des citoyens. 1982 ↩︎
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