
Je viens enfin de lire “La société contre l’Etat”, ce petit livre de Pierre Clastres paru en 1974, que je désirais lire depuis plus de trente ans. Mais comme souvent, ce livre qui était au sommet de la pile d’un jour s’est trouvé relégué plus bas par de nouveaux venus, sous l’effet d’envies changeantes dictées par le goût, l’humeur ou l’actualité du moment.
Pierre Clastres était un ethnologue et anthpropologue, spécialiste des sociétés primitives d’Amérique du Sud, disciple de Claude Lévi-Strauss (qui le congédia en 1974 à la suite d’une affaire plutôt triviale), et disparu prématurément dans un accident de voiture en 1977.
J’étais attiré par ce titre, parce que j’ai toujours éprouvé une méfiance instinctive vis-à-vis de l’Etat, et une inquiétude au spectacle de l’expansion incessante de son champ d’action et de ses pouvoirs, – phénomène tellement visible en France où il est magnifié par la suractivité boulimique et l’omni-présence médiatique du Président de la République, devenu beaucoup trop puissant dans un système institutionnel dangereusement déséquilibré (cf. mon article).
Le livre est célèbre pour la distinction que Clastres établit entre “sociétés à Etat” et “sociétés sans Etat”, car « l’histoire ne nous offre que (ces) deux types de sociétés, absolument irréductibles l’un à l’autre”.
Le sociétés primitives de l’Amérique du Sud amazonienne étaient des “sociétés sans Etat”, qui voisinaient sur le même continent avec des “sociétés à Etat” comme l’Empire inca.
Comment passe t-on de l’une à l’autre ?
Au rebours de la causalité du marxisme (l’infrastructure économique détermine la superstructure politique), Clastres soutient que “la relation politique de pouvoir précède et fonde l’exploitation économique. Avant d’être économique l’aliénation est politique”. Et “la véritable révolution dans la proto-histoire de l’humanité, ce n’est pas celle du néolithique (…) c’est la révolution politique, c’est cette apparition mystérieuse, irréversible, mortelle pour les sociétés primitives, ce que nous connaissons sous le nom d’Etat”.
“Les sociétés primitives sont des sociétés sans Etat, parce que l’Etat y est impossible”. Il n’y a pas d’autorité politique autonome de la société, et s’il y a bien un chef, ce chef n’a aucun des attributs (de coercition) que nous reconnaissons à un chef dans nos sociétés (à Etat). Le chef n’y commande pas.
Pourquoi est-ce impossible ?
Clastres nous donne un indice. Ce qui conduit à l’instauration de l’Etat, pouvoir politique coercitif, c’est “le désir de possession, qui est en fait désir de pouvoir”.
Ce désir ne naît pas dans les sociétés primitives, car on n’y travaille que pour satisfaire ses besoins élémentaires, “la reconstitution du stock d’énergie dépensée”. Il n’y a pas de surplus (sauf pour les fêtes et l’accueil de visiteurs étrangers), pas de marché, pas d’accumulation, et donc pas d’inégalité. Rien qui pousse à vouloir dominer son prochain.
Qu’est-ce donc qui un jour rend l’impossible possible?
Clastres note avec prudence qu’“il paraît encore impossible de déterminer les conditions d’apparition de l’Etat”.
Cependant, c’est bien l’« agression d’une force externe” – une invasion par exemple – qui semble être l’agent le plus probable de ce passage de la société sans Etat à la société à Etat. Le nouveau maître va exiger de la société qu’elle travaille plus, pour générer le surplus qui lui permet ainsi qu’à ses séides de subsister. C’est ainsi que naît la séparation entre riches et pauvres, exploitants et exploités, la hiérarchie, la coercition.
“L’oppression politique détermine, appelle, permet l’exploitation”.
On retrouve ainsi la liaison marxiste entre Etat et exploitation économique, mais par un autre cheminement.
Je n’ai pas lu l’intégrale de l’œuvre —courte— de Pierre Clastres, mais on imagine qu’il ait voulu penser les conditions d’une abolition et de l’oppression politique et de l’exploitation économique. En tout cas, le retour à l’état de société primitive paraît impossible, sauf à ce qu’une nouvelle “force externe”, un cataclysme écologique par exemple qui rendrait caduc notre système économique, nous force à une nouvelle révolution politique.
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