Lecture: « Ralentir ou périr, l’économie de la décroissance », de Timothée Parrique

S’il y a bien une idéologie dont l’empire sur les esprits, quel que soit le lieu, est absolu, et d’autant plus que cette servitude est volontaire, c’est l’idéologie de la croissance économique

Le jeune économiste français Timothée Parrique 1 entreprend de la faire tomber de son piédestal et de nous convaincre qu’il faut changer de modèle économique et social pour relever les défis écologiques de la planète, mais aussi vivre mieux.

Son livre Ralentir ou périr, l’économie de la décroissance 2 est l’un des livres les plus importants que j’aie lus depuis des années, même s’il laisse un goût amer.

Son argument – développé avec la ferveur d’un croisé – tient en 10 propositions :

  1. La croissance, qui conduit à une augmentation exponentielle de la production et de la consommation, excède la capacité de la Nature à renouveler les ressources qu’elles prélèvent et à digérer les déchets qu’elles rejettent.
  2. Il ne s’agit pas seulement, comme on pourrait croire, du seul sujet des émissions de gaz à effet de serre, mais de tous les ponctions sur les ressources naturelles, ou empreinte écologique.
  3. Le découplage (entre croissance économique et empreinte environnementale – cf. mon article précédent), tant vanté par les partisans de la « croissance verte », a pu fonctionner ici et là, et pour certaines choses, mais il est illusoire et contre les lois de la nature d’extrapoler sa prolongation. La croissance vient nécessairement buter sur un mur écologique :  « La vitesse économique de consommation-rejet ne doit jamais dépasser la vitesse écologique de régénération-assimilation » (p.196) 3.
  4. Surtout, le concept actuel de croissance, fondé sur l’indicateur du produit intérieur brut (PIB), élaboré lors de la crise des années 30 par l’économiste d’origine russe Kuznets, reflète une vision étriquée de l’économie. Elle n’appréhende que les biens et services marchands et sous-estime la valeur de la production publique (faute pour celle-ci d’être vendue). C’est la pointe émergée, visible, de l’iceberg économique que l’auteur appelle l’« économie anthropologique », incluant toutes ces activités non marchandes sans lesquelles on ne pourrait vivre, mais qui ne sont pas valorisées dans tous les sens du terme, et ce qu’il appelle la « reproduction » – les sociosystèmes sans lesquelles l’économie marchande ne serait pas possible : travail domestique, entraide, bénévolat, etc. L’idéologie néo-libérale, s’il fallait la définir, serait précisément cette ambition de marchandiser des pans toujours plus vastes de l’activité humaine. 
  5. Il n’y a pas d’autre salut que d’abord de décroître, c’est à dire de réduire le niveau de production et de consommation, avant d’atteindre un état stationnaire que l’auteur baptise du terme de « post-croissance ».
  6. La décroissance, et la post-croissance qui la suit, ne signifient pas un appauvrissement, en tout cas pas pour l’immense majorité de la population, dont l’auteur nous dit qu’elle ne recueillait de toute façon que les miettes de la croissance.
  7. Cette décroissance et post-croissance ne signifient pas un bonheur moindre. On sait déjà que les indicateurs de bonheur collectif plafonnent à partir d’un certain niveau de revenu par habitant, comme l’avait mis en évidence l’économiste Richard Easterlin dans le célèbre paradoxe éponyme 4
  8. On ne pourra pas faire cette transition sans « nécessairement sortir du capitalisme » (p.256), « un système vide de sens et à bout de souffle » (p.277), fondé sur la propriété privée des entreprises et surtout leur lucrativité (produire pour le profit). La lucrativité est le moteur du système : il faut vendre toujours plus, donc produire et consommer toujours plus pour gonfler le profit. Et si les besoins essentiels sont satisfaits (cf. la pyramide de Maslow), qu’à cela ne tienne : l’obsolescence programmée permet de réduire la durée de vie des produits, la publicité crée des besoins factices, etc. Et nous nous sommes tous convaincus que pour être heureux, il suffit d’avoir plus, et surtout plus que les autres : « L’idéologie de la croissance est une passion de l’avoir concentrée sur la possession et obnubilée par l’argent » (p.238).
  9. Pour remplacer le capitalisme, sans détruire l’entreprise, il existe déjà le modèle de la coopérative (non lucrative) qu’il faudrait généraliser (même pour la finance !). Il faudrait changer la mission des entreprises et leurs indicateurs de prospérité au profit de la convivialité, de la soutenabilité et (quand même !) de la productivité.
  10. Dans la société de décroissance et de post-croissance – c’est à dire l’économie du mieux -, on ne manquerait de rien, car nos sociétés occidentales sont déjà assez riches pour satisfaire les besoins essentiels. Si elles échouent à le faire, c’est à cause des inégalités et de la pauvreté qu’elles tolèrent ou ne réduisent que trop mollement. L’auteur plaide pour un grand partage effectué par la redistribution, l’expansion du champ des services publics (santé, éducation, etc.), la création d’un revenu minimum garanti fixé au seuil de pauvreté.  

Ces perspectives sont vertigineuses. Cela supposerait une remise en cause radicale de notre organisation économique et sociale et de notre mode de vie. Un nouveau rapport à la nature, aux choses, à l’argent, aux autres : « Une véritable métamorphose anthropologique est indispensable » (p.257), assène t-il.

L’auteur a un talent incontestable et du punch à revendre. Mais ce plaidoyer vibrant et presque lyrique est-il sans failles ?

J’ai sinon des critiques (c’est la première fois que je lis un livre d’économie qui va à rebours de tout ce que j’ai lu en économie), mais certainement des interrogations, au moins trois à ce stade : 

Tout d’abord, l’abandon de la croissance est-il compatible avec la poursuite de la croissance démographique, très vive dans certains pays, surtout en Afrique sub-saharienne ?

L’auteur rétorque que la décroissance devra être sélective, d’autant plus forte dans les pays riches, et les classes riches de ces pays, permettant aux pays les plus pauvres d’effectuer un certain rattrapage (pas de détail) sans excéder les limites écologiques. 

Ceci conduit à ma deuxième interrogation. Pour paraphraser le Staline des années 1930, peut-on réaliser et réussir la « décroissance dans un seul pays » ? Il ne servirait à rien de décroître ou de moins croître ici si on continue de croître ailleurs, annihilant les effets de notre sobriété. C’est un argument fréquemment entendu de la part de ceux qui objectent à l’action climatique : à quoi bon freiner si les autres (la Chine, l’Inde, etc.) continuent (leurs émissions) au même rythme ? Il y faudrait une gouvernance mondiale, multipolaire, démocratique, éclairée, etc. Est-ce crédible ? L’état actuel très abîmé du système international suggère une conclusion malheureusement plutôt pessimiste. 

Je m’interroge enfin sur les conséquences politiques de la transition préconisée. Croit-on que les pays riches, et les classes les plus riches (qui sont indéniablement les plus gros émetteurs de gaz à effet de serre, pour ne prendre que ce seul indicateur) vont accepter sans résistance de passer sous la toise ? De se soumettre à cette taxation quasi punitive que plaide l’auteur, qui fait référence (oh, surprise) aux travaux de Thomas Piketty 5 ? De consentir à leur  paupérisation forcée ? Je crains que ceci ne se traduise plutôt par un effondrement de nos économie avancées, privées de leur soubassement psychologique, ces « esprits animaux » (la recherche du gain, ou tout simplement de l’amélioration matérielle 6) qui ont été l’un des ressorts du fabuleux essor économique de l’Occident depuis la Réforme. Je crains aussi, et peut-être encore plus, que la métamorphose anthropologique que notre auteur appelle de ses voeux ne justifie une intervention accrue d’Etats déjà pléthoriques et boulimiques, parce que la nature humaine est réticente à ce qui heurte le plus ses dispositions les plus ancrées et que seule la coercition pourrait les dompter. 

Il est rare que dans la ferme des animaux, un Napoléon (c’est à dire un Staline satirisé dans la merveilleuse fable de George Orwell) n’émerge 7. Il est rare que l’obsession de l’égalité ne débouche sur la tyrannie.

La question du siècle : comment empêcher l’effondrement écologique sans dérive autoritaire ?

Notes :

  1. https://timotheeparrique.com ↩︎
  2. Editions du Seuil, 2022. ↩︎
  3. Cf. mon article sur ce blog sur les limites planétaires. ↩︎
  4. Le paradoxe d’Easterlin énonce qu’au-delà d’un certain seuil, la poursuite de la hausse du revenu ou du PIB par habitant ne se traduit pas nécessairement par une hausse du niveau de bonheur individuel déclaré par les individus. Richard Easterlin l’a mis en évidence en 1974. Depuis 2012, le World Happiness Report, écrit par une équipe indépendante (comprenant Jeffrey Sachs) et publié sous l’égide des Nations unies, s’attache à prendre en considération d’autres dimensions que le PIB pour mesurer le bien-être d’un pays. Les scores sont basés sur un sondage, le Gallup World Poll, qui demande aux personnes interrogées d’évaluer leur vie actuelle dans son ensemble en utilisant l’image d’une échelle (10 étant la meilleure vie possible et 0 la pire possible). Chaque personne interrogée fournit une réponse numérique sur cette échelle, appelée l’échelle de Cantril. Dans le rapport 2023, c’est la Finlande qui arrive au premier rang. La France n’est que 21e et seulement au 12e rang parmi les pays de l’UE. ↩︎
  5. Capital et idéologie. 2019. ↩︎
  6. Le terme a été forgé par John Maynard Keynes dans sa célèbre Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936). Keynes l’emploie dans un sens plus étroit, celui des motivations souvent peu rationnelles qui sous-tendent les décisions d’investissement à long terme. ↩︎
  7. La ferme des animaux (Animal farm). 1945. ↩︎

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