Vers une révolution ?

La furie qui saisit un bon nombre de Français à la suite et contre l’adoption de la loi sur les retraites ne laisse pas de méduser et d’interroger.

Jusqu’à quel point peut-on s’opposer en régime démocratique à une loi que l’on n’aime pas, mais adoptée selon les règles constitutionnelles ?

La loi sur les retraites a été adoptée (le 14 avril 2023) via l’article 49-3, qui prévoit qu’un projet de loi dont le Gouvernement demande ainsi l’adoption est réputé approuvé si aucune motion de censure n’est déposée ou votée par une majorité des membres de l’Assemblée nationale.

Deux motions de censure ont été ainsi déposées contre le Gouvernement : A l’une 1, il n’a manqué que 9 voix pour que le Gouvernement chute, et son projet de loi avec. 

Cette procédure est constitutionnelle.  Dès lors, on ne peut crier sans ridicule à la dictature. C’est pour surmonter de tels blocages parlementaires —qui étaient monnaie courante sous les IIIe et IVe Républiques— que cet article avait été introduit par les rédacteurs de la Constitution de la Ve République, adoptée par le peuple à une large majorité par référendum en septembre 1958.  

Ce qui laisse un goût si amer, c’est qu’il n’était pas prévu qu’on en arrive à cette extrêmité, car le gouvernement était assez sûr jusqu’à la dernière minute de pouvoir rallier assez de députés Les Républicains (LR) pour obtenir une majorité à l’Assemblée nationale sur un texte quelque peu amendé. LR, dont les dirigeants soutenaient la réforme, s’est cassé sur ce vote, et 19 de ses députés ont même voté la censure. 

Sujet classé ?

Les syndicats, enchantés d’avoir retrouvé un sujet qui enfin les rassemble, et l’extrême gauche, ravie de cette « divine surprise » 2, qui lui laisse entrevoir des perspectives de « grand soir » 3, ne l’entendent pas de cette oreille.  

La mobilisation se poursuit, par des manifestations et des grèves. 

Ces dernières sont aussi des droits garantis par la Constitution 4, dont l’exercice ne saurait être entravé, sauf à s’interroger -dans le cas de la grève dans les services publics, dont la continuité est également un principe de valeur constitutionnelle 5 – sur d’éventuelles limitations, qui évitent de paralyser le pays (on doit avoir de l’électricité, un minimum de transports publics qui roulent, et des hôpitaux qui fonctionnent, etc.)  

Jusqu’où ceci peut-il aller ? Y a t-il un seuil qu’on ne saurait franchir ?

Il n’y a pas de seuil légal, seulement ce que les gens peuvent supporter en termes de nuisances subies, ce que les grévistes eux-mêmes peuvent accepter en termes de revenus sacrifiés, et l’on a vu que les grèves finissaient toujours par s’essouffler pour l’une ou l’autre de ces raisons. 

Le vrai seuil, c’est la violence. Et des lignes rouges ont bien été franchies ces jours-ci dans de nombreuses villes de France. Ces défilés et manifestations ont été émaillés de nombreuses faits de violence (saccages, incendies, etc. ), avec les « Black blocs » en tête dans les plus grandes villes.

Il faut se garder de l’amalgame. Il y a – et c’est l’immense majorité – des manifestants, certes énervés, mais respectueux des lois, et de la propriété publique ou privée. Mais il y a les autres, des extrémistes décidés et avec un clair agenda de subversion, dont les fameux Black blocs. Entre les deux, un marais aux dimensions imprécises mais sans doute mince. 

Faut-il craindre une insurrection, ou même, Sire, une révolution ?

Nul ne peut prédire à quels excès peut mener la colère d’un peuple.

Mais cette colère est-elle si générale qu’elle déborde le cas des retraites ? Et concerne t-elle tout le peuple ou une fraction suffisamment large de celui ?

Cette colère, en la supposant aussi générale et vive que certains voudraient nous le faire croire, et dont les nombreux actes de violence pourraient attester, peut-elle aboutir à un renversement du pouvoir en place ?

Ecartons d’emblée l’hypothèse du coup d’Etat, c’est à dire la prise du pouvoir par la force par un groupe politique, en général restreint en nombre, mais déterminé et organisé.

Le dernier coup d’Etat qui ait réussi en France est celui de Louis-Napoléon en 1851. Celui-ci était alors Président de la Republique (la seconde), mais la Constitution de 1848 lui interdisait de briguer un second mandat ; il décida de forcer le cours des choses, et en 1852 il instituait le Second Empire, ce qui lui valut la rancune et les diatribes de Victor Hugo qui, banni et parti en exil fin 1851 (après le coup d’Etat du 2 décembre de cette année), le surnomma « Napoléon le petit ».

D’autres ont été tentés mais n’ont pas réussi, comme le putsch dit des généraux en avril 1961 (contre la politique algérienne de De Gaulle) ; et d’autres prises de pouvoir ont eu des allures de coup d’Etat, par exemple, celle de Pétain en juin 1940 (c’est la thèse de l’historien Henri Guillemin 6) ; et même, selon certains, celle du Général de Gaulle le 13 mai 1958, à la suite de l’insurrection d’Alger 7.

L’écrivain italien Curzio Malaparte en analysa la « technique » dans un livre célèbre sorti en 1931 8.

En général, un coup d’Etat pour réussir suppose la réunion d’au moins quatre conditions :

  • Un régime politique discrédité ;
  • Un groupe d’activistes, même ultra minoritaires, mais décidés, soudés, bien organisés et prêts à verser le sang s’il le faut ;
  • Un régime lâché par l’armée et la police, d’autant plus si l’idéologie qui inspire ledit groupe a pénétré ces institutions, sapant leur volonté de défendre le régime ;
  • Un peuple si désespéré qu’il est prêt à tout accepter plutôt que le statu quo.

Ces conditions ont été réunies dans ces cas d’école que furent le coup d’Etat du 18 Brumaire an VIII – premier coup d’Etat moderne (1799) – et la « révolution » bolchevique d’octobre 1917.

Je ne crois pas à un coup d’Etat en France, car seule peut-être la première condition est réunie. Le peuple n’est pas encore désespéré, mais certainement désabusé, et une réelle colère existe dans certains milieux, avec l’inflation qui rogne le pouvoir d’achat, la croissance qui stagne, et le sentiment que l’ascenseur social ne fonctionne plus. Et je n’imagine pas la police et l’armée faire défaut au Gouvernement.

La révolution diffère du coup d’Etat par sa dimension plus populaire. Sa définition est assez élusive. Si elle implique une transformation assez profonde des institutions, elle n’est pas toujours le fruit d’un plan mûri. La Révolution de 1789 ne se révéla telle qu’une fois que la convocation des Etats généraux par le roi Louis XVI en avril 1789 enclencha un mécanisme qui aurait pu déboucher sur une monarchie constitutionnelle comme la Grande Révolution anglaise de 1688. Le Roi de France conserva d’ailleurs le pouvoir exécutif, certes très diminué et désacralisé, jusqu’en 1791 et son arrestation à Varennes. A la différence du coup d’Etat, la révolution n’implique pas nécessairement la violence et peut se faire crescendo, par phases. Il arrive qu’un pouvoir est si déconsidéré et faible qu’il tombe à la première chiquenaude, comme le pouvoir du Tsar de Russie Nicolas II en février-mars 1917, après quelques jours de manifestations. Le peuple était fatigué d’une guerre trop longue, des revers militaires, et de la faim qui commençait à sévir.

Une caractéristique essentielle de la Révolution est qu’elle peut jaillir, sans préméditation (sinon celle de groupuscules), d’une agitation populaire suffisamment répandue et forte qu’elle fait apparaître la fragilité du pouvoir.

Nous vivons ces jours-ci une situation qui a des caractéristiques quasi-insurrectionnelles. Ce pourrait être le prélude d’une révolution.

Je ne crois pas cependant à la probabilité d’une révolution non plus.

En premier lieu, parce que la souffrance du peuple n’est pas si vive, la haine du régime (qui n’est pas celle de son Président) si véhémente, et la détestation du système économique et social si enracinée, qu’on puisse nourrir le désir de les mettre à bas.

Notre pays est une démocratie, certes imparfaite (le référendum n’a plus servi depuis 2005 ; les médias dominants véhiculent une doxa trop monocolore ; etc.), mais au moins le citoyen peut-il, à échéance fixe, renvoyer ses dirigeants au moyen des urnes, s’il prend la peine d’aller voter… On peut s’exprimer (quoiqu’avec de plus en de difficultés si l’on s’écarte trop de la susdite doxa), se réunir, s’associer, manifester, etc. Le système de protection sociale connaît de nombreuses avaries, mais il est encore possible pour à peu près tous d’accéder au socle de base des services publics (santé et éducation).

Qui serait prêt aujourd’hui à prendre le risque d’un saut dans l’inconnu, s’il a plus à perdre qu’à gagner, ou plutôt si la balance des améliorations hypothétiques par rapport aux reculs probables est si indécise ?

En second lieu, je n’aperçois pas dans le paysage politique français une force ou des forces politiques qui, sinon aspirent explicitement à la Révolution (LFI n’en est pas loin, et nombre de ses dirigeants et militants en rêvent sûrement), du moins auraient suffisamment de poids pour en accréditer l’idée et en porter la cause.

En troisième lieu, l’appareil d’Etat semble solide et peu perméable à cette tentation, et notamment ces institutions régaliennes que sont la police et l’armée.

Je crois que les Français, peuple plus mûr qu’il n’y paraît, vont se ressaisir, et que le calme reviendra. 

Mais l’histoire fournit aussi nombre d’exemples où la situation dérape et une dynamique nouvelle se crée. Et alors tout devient possible…

Notes :

  1. Celle présentée par le groupe Libertés, indépendants, Outre-mer et territoires (Liot), qui se voulait transpartisane et était co-signée par la NUPES. ↩︎
  2. Dans un article du Petit Marseillais, daté du 9 février 1941, l’écrivain monarchiste Charles Maurras parlera de « divine surprise » pour évoquer la chute de la République et l’arrivée au pouvoir du maréchal Pétain. ↩︎
  3. Le terme est né en France vers la fin du XIXe siècle et désigne à l’origine dans l’imaginaire anarchiste la promesse de la révolution sociale survenue comme un big bang.  ↩︎
  4. Par l’incorporation dans le « bloc de constitutionnalité » (l’ensemble des l’ensemble des normes l’ensemble des normes utilisées par le Conseil constitutionnel pour effectuer son contrôle de constitutionnalité des lois) des principes contenus dans le Préambule de la Constitution de 1958. Cette incorporation s’est faite au travers de trois décisions majeures du Conseil constitutionnel : Le 19 juin 1970, il inclut dans ses visas le Préambule de la Constitution. Le 16 juillet 1971, dans la décision Liberté d’association, il reconnut la valeur constitutionnelle du Préambule de 1958, et donc celle du Préambule de 1946 et ainsi du principe fondamental reconnu par les lois de la République de la liberté d’association. Enfin le 27 décembre 1973, il consacra la valeur constitutionnelle de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Cf. https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/la-genese-du-bloc-de-constitutionnalite. ↩︎
  5. Le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel ont reconnu la valeur constitutionnelle du principe de continuité des services publics, l’un en 1950 (arrêt Dehaene) et l’autre en 1979 (Droit de grève à la radio et à la télévision). Cf. https://www.conseil-constitutionnel.fr/nouveaux-cahiers-du-conseil-constitutionnel/constitution-et-service-public. ↩︎
  6. Notamment dans Nationalistes et nationaux (1870-1940) (1974) et sa série d’émissions sur la télévision suisse romande (RTS). Guillemin est un conteur prodigieux, même si toutes ses thèses n’emportent pas l’adhésion.  ↩︎
  7. François Mitterand ne lui pardonna jamais que son régime soit né d’un putsch, et le poursuivit de sa vindicte, notamment dans son pamphlet Le coup d’Etat permanent (1964), même s’il se coula avec délectation dans les institutions de la Vè une fois élu Président en 1981. Cf. aussi cet article récent et explicite de Paul Alliès : « Ce 13 mai fut donc bien un coup d’Etat, utilisé par De Gaulle pour obtenir une dévolution légale du pouvoir qui sera définitive avec le référendum de septembre sur l’approbation de la Constitution de la V° République ». ↩︎
  8. Technique du coup d’Etat. Réédité en langue française chez Grasset, Les Cahiers Rouges. ↩︎

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