Astolphe finit par sortir de son lit, au premier étage de la jolie maison qu’ils occupaient au nord de Londres, près d’un vaste parc. Comme chaque matin, sa mère le réveillait, mais Astolphe restait tapi au fond du lit aussi longtemps qu’il le pût sans déchaîner la colère de ses parents. Astolphe était de ces enfants qui retardent le moment de dormir, mais une fois qu’ils ont succombé au sommeil ne peuvent sortir du lit qu’avec un effort qui leur paraît chaque matin surhumain.
Astolphe descendit au salon en bougonnant et alluma la télévision. Ce rite du matin enrageait ses parents qui auraient préféré que leur enfant leur fît la conversation, leur racontât ses rêves nocturnes, lorsqu’il terrassait le dragon ou tranchait d’un coup d’épée les têtes de l’hydre. Mais Astolphe restait planté devant la télévision et avalait son chocolat chaud en fixant le poste comme hypnotisé par ce sirop d’images colorées.
A l’école, Astolphe était un élève doué, mais il n’écoutait que quand le cœur lui en disait, c’est à dire pas souvent. Et donc il n’apprenait vraiment bien que ces miettes de connaissance que son esprit volage avait bien voulu capter. Quand il ne savait pas, ou qu’un sujet lui paraissait difficile, il s’accusait d’être nul, d’être le plus mauvais de la classe. Aussi, petit à petit, se détachait-il de ses camarades, qui à leur tour boudaient Astolphe et avaient renoncé à l’associer à leurs jeux. Astolphe avait peu d’amis et cela renforçait encore son sentiment qu’on ne l’aimait pas et qu’un monde qui ne l’aimait n’était pas digne d’être aimé.
Astolphe devint de plus en plus grognon, triste et solitaire. A la maison, ses parents s’inquiétaient de la tristesse et du repli sur soi grandissants de leur fils, mais ne savaient que faire face à ses colères et à ses sautes d’humeur.
Pourtant, un soir de retour de l’école, peu après que la voiture de la maman d’un ami l’avait déposé près de sa maison, Astolphe entendit un petit bruit qui semblait comme un gémissement, une longue plainte. Cela venait du buisson, à cinquante mètres à peu près de la porte de la maison familiale.
C’était une fin d’après-midi d’hiver ; le soir était tombé et l’obscurité enveloppait la rue et les environs, à peine trouée par les faibles lumières venant des maisons voisines. Il faisait froid et Astolphe tenait son col serré autour du cou pour en repousser la morsure glacée. Ce bruit inconnu dont il ne discernait pas la provenance lui fit d’abord un peu peur. C’était sûrement celui d’une créature vivante car il savait que les pierres ou les plantes sont muettes, mais ce ne pouvait être un bébé, car un bébé abandonné pleure à tout rompre et ce son-là était plutôt une suite de longes notes aiguës, sans cesse répétées. Quel était cet être dissimulé à ses yeux, qui n’était pas humain, dont la plainte pourtant évoquait la tristesse des humains quand un grand malheur ou une grande douleur les frappe ?
Astolphe voulut d’abord fuir et se précipiter vers la maison si proche. Le noir, le froid, ce bruit inconnu et dérangeant : Mieux valait s’éloigner au plus vite, surtout que l’idée de dévorer son goûter devant un de ses films favoris le tenaillait depuis la sortie de l’école. Oui, pensa t-il, encore quelques mètres et je suis au chaud et à l’abri, et je reverrais bien cette scène des Incredibles où Mister Incredible triomphe des méchants, ou celle où Flèche sème tous ses poursuivants (1).
Astolphe pourtant prit son courage à deux mains et s’approcha du buisson. Il écarta le feuillage et s’accroupit. Il vit un petit corps qui tremblait, étendu sur le sol, deux longues oreilles couvertes de poil blanc, deux petits yeux mouillés de larmes, le regard éploré. L’animal, puisque c’était un animal, avait mal. Il était blessé à la patte, de laquelle coulait un filet de sang. C’était un petit lapin.
La petite bête sans défense eut d’abord peur, et fit mine de reculer, mais sa douleur le clouait au sol.
« N’aie pas peur, petit lapin« —lui dit Astolphe—. Je ne vais pas te faire de mal. Montre-moi ta blessure« .
A la surprise d’Astolphe, le lapin répondit: « J’ai mal à la patte droite ; j’ai été poursuivi par un renard qui m’a mordu, mais j’ai réussi à m’échapper. Je suis sûr qu’il me cherche et qu’il va finir par me trouver. Peux-tu me sauver ?«
« Quoi ! Tu parles donc ? » —s’exclama Astolphe—, à qui aucun animal n’avait jamais parlé et à qui on avait toujours dit que les animaux ne connaissent pas la langue des humains.
« Oui, je t’expliquerai, mais d’abord emmène-moi hors d’ici. J’ai besoin d’être soigné« .
D’un bond, il prit le lapin, le déposa sur une feuille de journal qui traînait par terre, remit son cartable, et reprit le chemin de la maison.
Il lui fallait éviter que ses parents ne le vissent avec l’animal. Ayant vérifié à travers le carreau que personne n’y était, il entra par la porte de la cuisine, qui était souvent ouverte à cette heure. Il monta précautionneusement dans le grenier où il comptait confectionner une litière pour le lapin. Personne ne venait jamais au grenier ; ce serait une cachette sûre.
A cet instant, sa mère appela : « Astolphe, c’est toi ? Que fais-tu donc au grenier ? » « Rien, maman, je cherchais un jouet ; j’arrive tout de suite ».
Astolphe posa le lapin sur une vieille couverture. Le lapin poussa un petit cri, sa douleur était vive. « Je reviens dans un instant« , chuchota-t-il au lapin ? « Dis-moi, si tu parles, ça mange quoi les lapins ? Des Kit-Kat, des chips, ou alors du Nutella ; j’aime bien moi une tartine au Nutella ! » Le lapin répondit qu’il ne mangeait aucune de ces nourritures qui font la pitance des hommes, qu’il se contenterait simplement de quelques feuilles de salade verte et d’un peu d’eau. « Mais, surtout, ajouta t-il, apporte-moi quelque chose pour panser ma patte car j’ai déjà perdu beaucoup de sang« .
Astolphe descendit quatre à quatre les marches de l’escalier et se précipita vers la cuisine. Il trouva facilement de la salade car l’un des deux frères d’Astolphe, Philodule, en était gros mangeur. Il revint vers le lapin avec quelques feuilles, un bol d’eau; il nettoya la patte du lapin qui ne put étouffer un cri de douleur. La mère d’Astolphe, toujours en bas, demanda : « Astolphe, est-ce toi qui pleures, tu t’es fait mal ? Non, maman, je me suis cogné sur un coin de mur, ce n’est rien, je descends tout de suite« . Astolphe alors fit un pansement sur la patte du lapin, et ceci fait, lui dit tout bas : « dors bien petit lapin, je reviens te voir demain matin« .
Ce soir-là, Astolphe joua un peu à Star Wars avec Philodule et son autre frère, Théophocle (qui ne se laissait détourner qu’à contre-coeur de ses puzzles de Thomas), et s’endormit content. La pensée de sa belle action occupa son esprit jusqu’au moment où le sommeil l’envahit.
Le lendemain, il se précipita dès le lever au chevet du lapin muni de quelques feuilles de salade et d’un peu d’eau. Le lapin était profondément endormi, si pelotonné qu‘il paraissait une boule de coton. Il lui caressa doucement les oreilles et le lapin ouvrit un œil. « Tu as bien dormi ? » « Oui, répondit le lapin ; c’est ma meilleure nuit depuis longtemps. Je n’ai presque plus mal« . Astolphe lui dit : « Ne bouge pas d’ici ; je te laisse de quoi manger. Je te reverrai après l’école ; surtout ne fais pas de bruit« . Et il sortit non sans avoir ramassé les petites crottes brunes dont son nouvel ami avait parsemé sa litière…
A l’école, Astolphe se sentait plein d’allégresse. Quelque chose d’extraordinaire lui était arrivé ; ce petit météorite couvert de poil blanc avait fait dérailler le train-train de son existence ; comme Spiderman, il avait sauvé une frêle créature du péril certain auquel elle était vouée ; sa vie était soudainement plongée comme dans un conte, comme si une bonne fée l’avait touché de sa baguette magique et avait chassé le sortilège qui assombrissait sa vie. Ses camarades, ses professeurs s’aperçurent que quelque chose d’étrange était survenu dans la conduite d’Astolphe, mais ils n’osaient trop y croire.
De retour chez lui, Astolphe monta voir le lapin. Mais le lapin avait disparu. La litière était repliée. Il n’y avait plus de trace du passage du lapin. Une enveloppe gisait sur le sol et Astolphe vit son nom écrit dessus. Il l’ouvrit le cœur battant et comme intimidé par la nouvelle ou l’aveu qu’il allait y découvrir. Il lut :
« Cher petit Astolphe,
Quand tu rentreras de l’école, tu me trouveras parti. Je sais que tu en éprouveras de la tristesse, car depuis que tu m’as sauvé de ce renard, tu m’as pris en affection. Je l’ai lu dans tes yeux. Je suis devenu ton ami, et rien n’est plus triste que de perdre un ami que l’on ne reverra plus. En fait, nous nous reverrons peut-être si tes promenades te portent du coté de mon terrier. Je te retrouverai alors avec joie. Mais tu dois comprendre que nos chemins doivent se séparer ; les lapins ne vivent pas avec les humains, sauf les pauvres infortunés que l’on met en cage, et qui servent de divertissement avant qu’on ne les mette à la casserole. Hier soir, dans la cuisine, alors que tu me portais dans tes bras, j’ai aperçu un livre de cuisine ouvert à la page « lapin à la moutarde » ; vous les hommes vous nous aimez au fond d’une cage ou au fond du ventre.
Je veux te dire aussi qu’hier soir tu n’as pas seulement découvert un lapin en détresse. Tu as aussi découvert le vrai Astolphe, qui était aussi en détresse, et que, comme le lapin, tu as sauvé aussi. Ou du moins c’est ce que je veux croire. Pense à moi lorsque le découragement te gagne, la tristesse t’envahit, et l’envie de tout maudire se saisit de toi. Pense à ce petit lapin qu’un soir d ’hiver tu sauvas d’une mort certaine, et que la pensée de ce beau geste te redonne espoir et vigueur.
Moi je garderai ton souvenir dans mon cœur, celui d’un petit garçon qui en me sauvant redécouvrit le sourire et la joie de vivre. »
Londres, 8 juin 2005.
Notes :
(1) The Incredibles (Les Indestructibles en français) est un film pour enfants réalisé par Pixar et sorti en 2004.
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