Lecture : « Ce que l’argent ne saurait acheter. Les limites morales du marché », de Michael J.Sandel

Y a t-il des choses qu’on ne puisse acheter ou vendre ? Faut-il tracer des limites au domaine du marché ? Et sur quels critères fonder cette décision et ces limites ? 

C’est à répondre à ces questions que s’attache le philosophe américain, professeur à l’université de Harvard, Michael J. Sandel dans un petit livre de 2012, « Ce que l’argent ne saurait acheter. Les limites morales du marché1.

Premier temps du raisonnement, l’observation que les marchés gagnent du terrain :  “Au cours des trois dernières décennies les marchés —et les valeurs marchandes—en sont venues à régenter nos vies comme jamais auparavant”.

Surtout ces marchés, ou la logique du marché (ce qui peut faire l’objet d’achat ou de vente), annexent des domaines qu’on leur croyait auparavant fermés, que l’on croyait régis par d’autres normes : « La pénétration des marchés et de la pensée axée sur le marché (market-oriented thinking) dans des aspects de la vie traditionnellement régis par des normes non marchandes est l’une des évolutions les plus significatives de tous les temps”.

Et pourtant, il semblait que la crise financière des années 2008-09 (crise des ‘subprimes‘, qui avait vu l’écroulement d’un pan des systèmes financiers par excès de prise de risque) avait marqué la fin du « triomphalisme du marché“. En dépit de ce spectaculaire échec des marchés financiers, il n’en a rien été, hormis l’introduction d’un peu plus de régulation des seuls marchés financiers pour mieux les tenir en laisse et contenir la prise de risque inconsidérée, par exemple les règles dites de « Bâle II et III” qui renforcent les fonds propres des banques. 

L’auteur donne de nombreux illustrations de cette infiltration de la logique de marché dans toute une série de domaines : par exemple, les systèmes de coupe-file qui, moyennant un paiement (ou un paiement additionnel), vous permettent d’accéder plus vite à un bien ou service, de court-circuiter la file d’attente, et cela au détriment de votre prochain, qui ne peut se permettre ce surcoût (ou est indifférent à l’avantage parfois mince qu’on essaie de lui vendre) et devra attendre comme tout le monde ; on les voit proliférer partout : dans les aéroports, les musées, les cinémas, etc. et même (aux Etats-Unis) dans la médecine. 

Mais après tout, pourquoi faudrait-il s’émouvoir de cette évolution ? Pour deux raisons : l’équité (fairness) et la corruption.

L’équité, ou plutôt les manquements à l’équité viennent de ce que l’argent, et donc la richesse, en viennent seuls à déterminer l’accès à un bien ou service : « Plus l’argent permet d’acheter, plus l’aisance financière (ou l’absence de celle-ci) a de l’importance”. Résultat : « La marchandisation de tout a accentué l’inégalité en donnant plus d’importance à l’argent”.

Le deuxième point —la corruption— est plus subtil : leur marchandisation corrompt ou dégrade la valeur de certaines choses qui en sont l’objet. Accepter d‘acheter ou vendre certains choses, c’est les traiter, au moins implicitement, comme des marchandises (commodities en anglais). Mais est-ce la bonne manière de valoriser ces choses ?

C’est le cas particulièrement des êtres et du corps humains : a t-on le droit de prendre des hommes ou des femmes en esclavage (toujours pratiqué dans certaines régions du monde), de vendre son corps l’espace d’un instant pour procurer du plaisir, de vendre certains organes (des reins par exemple), du sang, ou des enfants (l’adoption) ?

L’auteur critique également les crédits carbone, que l’on peut acheter pour se dédouaner d’une activité émissive de CO2, comme le fait de prendre un avion pour la Thaïlande ou les Maldives ? Sans doute, ces crédits (un crédit est égal à une tonne de CO2 évitée) sont-ils issus d’une activité (vérifiable) ayant réduit les émissions, mais ils sont une manière de s’absoudre d’une faute, comme les indulgences du Moyen-âge.

L’on aperçoit bien à ces exemples qu’il y a des biens qui ne peuvent être simplement traités comme des marchandises. Lesquels ? Où doit donc s’arrêter le domaine du marché, le pouvoir de l‘argent ? Ce n’est pas seulement une question économique (comme lorsqu’on se demande si le marché laissé à lui-même pourra résoudra la crise climatique), c’est aussi une question morale.

Pour répondre à la question, il nous faut décider quelles valeurs devraient gouverner les divers domaines de la vie sociale et civique.

L’auteur à ce stade fait une distinction très utile entre « économie de marché » —un outil efficace pour organiser l’activité productive— et « société de marché » —une façon de vivre dans laquelle les valeurs marchandes s’infiltrent dans chaque aspect de la conduite humaine.

Pour l’auteur, c’est le grand débat qu’il faut avoir : veut-on l’une ou l’autre ? « Nous devons penser à nouveaux frais le rôle que les marchés doivent jouer dans notre société”. 

S’agit-il de renoncer aux marchés ? Aucunement, mais il faut réfléchir aux limites morales du marché, c’est à dire se demander s’il y a des choses que l’argent ne saurait jamais acheter. A défaut d’être un guide pratique, ce livre invite en tout cas à une réflexion salubre sur des dérives modernes. 

Notes :

  1. What money can’t buy. The moral limits of markets. Publié en France aux éditions Points-Seuil. ↩︎

Laisser un commentaire