Décarbonation : le dilemme du cavalier seul

L’objectif zéro émissions nettes de la France d’ici 2050

La France, dans le respect de ses engagements à l’égard de l’Union européenne1 et de l’accord de Paris de 2015, s’est fixé l’objectif de ramener ses émissions nettes de gaz à effet de serre (GES) à zéro d’ici 2050 (ZEN, pour zéro émissions nettes) et de les réduire de 55% par rapport à 1990 dès 20302.

Or, l’UE avec 3,3 GtCO2é3 émises en 2021 ne pèse que 5% environ des émissions mondiales, et la France, avec ses 404 millions de tCO2-é. émises en 2022, seulement 0,7%4.

L’atteinte de cet objectif va donc requérir des investissements, et même des changements de mode de vie considérables.

Le rapport remis en mai 2023 par Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz au nom de France Stratégie5 estime qu’à l’horizon 2030, le respect des engagements climatiques de la France nécessitera des investissements supplémentaires de l’ordre de 100 milliards d’euros par an, dans les énergies vertes, l’isolation thermique des bâtiments, le déploiement d’infrastructures, etc. Ces chiffres sont à prix constants 2023, par rapport à un scénario de référence « sans action ». En 2021, selon l’institut I4CE, les investissements climatiques (publics et privés) avaient déjà atteint 84 milliards d’euros, soit 3,4 points de PIB. En maintenant ce ratio, le chiffre existant serait d’environ 95 milliards d’euros en 2023. Un supplément de 100 milliards d’euros représenterait donc, au minimum, un doublement de cet effort, pour le porter à environ 200 milliards d’euros par an en 2030.

La France bénéficiant déjà d’une énergie et d’une production industrielle bas carbone grâce au nucléaire, les investissements bruts supplémentaires nécessaires se répartissent essentiellement entre deux secteurs : l’industrie automobile et le bâtiment. France Stratégie estime qu’un tiers de cet effort sera couvert par des réallocations au détriment des énergies « brunes » (désinvestissements dans les secteurs de l’essence et du diesel, par exemple). L’effort annuel « net« , qui correspond au financement supplémentaire nécessaire d’ici 2030, est estimé à 66-67 milliards d’euros, le chiffre cité dans les médias.

Le hic est que l’excès d’émissions anthropique de gaz à effet de serre —principal responsable du dérèglement climatique contemporain— est une pollution mondiale, et non pas locale. Ceci veut dire qu’une centrale à charbon en Chine ou une chaudière au fioul en France contribuent, chacune à leur échelle, au phénomène. Il ne sert à rien ou à pas grand chose d’interdire la seconde si la première reste autorisée à fonctionner.

Chaque pays doit contribuer à la lutte contre le dérèglement climatique selon l’ampleur de sa contribution au problème et aussi selon ses ressources financières et technologiques. C’est le principe de la « responsabilité commune mais différenciée » inscrit dans le droit international du climat par la Convention de Rio de 19926. Cela veut dire que les pays dits industrialisés, responsables du fait de leur industrialisation précoce de la majeure partie des émissions historiques de GES, devront contribuer davantage à l’effort global de décarbonation nécessaire.

Or, si l’Union européenne (et donc la France) a pour l’essentiel accepté de prendre sa part de l’effort nécessaire en se fixant l’objectif ZEN 2050, beaucoup de pays, et notamment les grands émetteurs, restent à la traîne, et c’est clairement le cas de la Chine, dont les émissions ont doublé entre 2000 et 2020 (de 6 à 12 GtCO2é.)(figure 1). Un Chinois émet aujourd’hui plus qu’un Français (10 tonnes de GES par an contre 6), alors que son revenu par habitant est inférieur de 60%7).

Figure 1 : Emissions de GES par habitant (1990-2020). Source : Nations unies, Emission gap report 2020.

Le rapport des Nations unies « Emission gap report » de 20228 montre que sur la base des Contributions déterminées au niveau national (CDN)9 nouvelles et actualisées soumises par les pays depuis la C0P 26 (Glasgow, 2022), l’écart d’émissions en 2030 est de 15 GtCO2e par an pour une trajectoire de 2°C et de 23 GtCO2e pour une trajectoire de 1,5°C, et cela suppose la mise en œuvre intégrale de la partie inconditionnelle des CDN. La mise en œuvre des engagements actuels laisse présager une hausse entre 2,4 et 2,6 °C d’ici la fin du siècle. Bien au delà des objectifs de l’Accord de Paris (réchauffement plafonné à 2°C par rapport au niveau pré-industriel, avec l’espoir de contenir la hausse à 1,5°C).

La question pour la France est de savoir si cet effort en forme de cavalier seul en vaut la chandelle. Elle comporte au moins deux aspects: le coût et l’utilité.

Le coût de la décarbonation pour la France sera élevé (2 points de PIB en 2030) et engendrera des tensions sociales s’il n’est pas équitablement réparti. Ce coût va peser sur les finances publiques, alors que la France taquine le record du monde de la dépense publique, que sa dette publique a augmenté en moyenne de plus de 100 milliards par an depuis 7 ans, et que la remontée des taux d’intérêt depuis presque deux ans exacerbe l’impact budgétaire de cette dernière. Mais aussi sur les finances privées.

Dans une économie mondialisée, un pays qui unilatéralement se leste de poids supplémentaires verra sa compétitivité s’éroder. Le déficit de la balance commerciale française risque de se détériorer encore, et la timide réindustrialisation de la France d’être tuée dans l’oeuf face à des concurrents qui ne supportent pas les mêmes contraintes. C’est cette asymétrie que vise à corriger le mécanisme européen d’ajustement carbone aux frontières (MACF)10 pour les industries les plus émissives. Mais il est probable que cette compensation ne sera que partielle et très inégale d’un secteur à l’autre.

Admettant que la France accepte de sacrifier une partie de sa compétitivité sur l’autel du salut de la planète, est-on bien sûr que nous serons récompensés de nos efforts ?

Nous y gagnerons certes un surcroît d’autonomie stratégique, car l’Europe est très dépendante des pays tiers pour ses fournitures de combustibles fossiles, et cela peut présenter un risque lorsqu’un de ses pays s’exonère des règles de bonne conduite internationale. On l’a vu avec la Russie. Avant le début de la guerre en Ukraine, l’UE importait 90 % de sa consommation de gaz et la Russie fournissait plus de 40 % de la quantité totale de gaz consommée dans l’UE, 27 % des importations de pétrole et 46 % des importations de charbon. Décarboner, c’est s’affranchir de dépendances dangereuses, et réduire la facture énergétique11. Ce ne sont pas de minces avantages.

Mais l’empreinte carbone de l’UE et de la France est si faible que que l’impact du ZEN confiné à l’UE sera négligeable à l’échelle de la planète. A moins de se raccrocher à l’espoir bien ténu que notre action ait valeur d’exemple et inspire les autres à des actions plus ambitieuses. L’altruisme n’a de valeur que s’il permet réellement d’améliorer le sort d’autrui. Comme l’écrit l’universitaire Guillaume Bazot : « quand bien même la neutralité carbone serait atteinte en Europe ou aux États-Unis, la question du réchauffement climatique ne serait pas résolue pour autant« 12.

Il m’en coûte d’écrire cela, car ma tête et mon coeur me persuadent que c’est le seul choix qu’un être humain rationnel et responsable doit faire, mais dans mes moments de pessimisme, qui ne sont pas les plus rares, il m’arrive de succomber à cette pensée accablante que ce que nous sommes en train de faire n’est peut-être qu’un cavalier seul ruineux et inutile.

Qu’on ne se méprenne pas sur mon propos. Je ne préconise pas de ralentir, encore moins d’abandonner notre transition vers le ZEN. Mais il nous faut redoubler d’effort pour convaincre la communauté internationale, et d’abord les pays du G20 responsables de 75% des émissions de GES, de nous suivre dans la voie d’une décarbonation ambitieuse et réelle, dans le respect de la « responsabilité commune mais différenciée« . Et si la persuasion ne fonctionne pas, ne pas hésiter à recourir au bâton, comme la sanction commerciale implicite que constituerait un MACF (ou équivalent) élargi à tous les produits et services importés. Cette action ne peut avoir l’impact recherché qu’en étant portée par l’Union européenne, à laquelle sa part dans le commerce international confère un poids suffisant pour qu’on la prenne au sérieux13.

A défaut, craignons que les Français ne se cabrent face à des contraintes dont ils percevraient le caractère disproportionné et vain.

Notes :

  1. Décision du Conseil européen du 12/12/2019 transposée par la loi française énergie-climat de novembre 2019. ↩︎
  2. Règlement UE 2021/1119. ↩︎
  3. Gt : gigatonne, soit 1 milliard de tonnes. 1 GtCO2-é : Un milliard de tonnes de CO2 (dioxide de carbone) équivalents. ↩︎
  4. Les émissions mondiales de GES se sont élevées à 58 GtCO2-é. en 2022 (source). L’empreinte carbone (qui ajoute les émissions liées aux importations, et déduit celles liées aux exportations) de la France était de 604 millions de tCO2-é. en 2021, soit 1% des émissions mondiales de cette année. ↩︎
  5. Rapport. ↩︎
  6. Convention cadre des Nations unies sur le changement climatique (CCNUCC). ↩︎
  7. 18 000 contre 46 000 dollars en 2022, en données corrigées de la parité des pouvoir d’achat. Source: Banque mondiale. ↩︎
  8. Rapport. ↩︎
  9. Les CDN sont les plans nationaux de réduction des émissions de GES qui doivent être revus tous les 5 ans. L’Accord de Paris mise pour atteindre ses objectifs sur l’agrégation de ces CDN, dont le défaut majeur est que leur degré d’ambition est totalement dépendant de la volonté de chaque pays. ↩︎
  10. Historiquement, l’allocation de quotas gratuits dans le cadre du marché carbone européen a été la solution pour limiter les risques de fuites de carbone, c’est à dire que les producteurs de produits (notamment de base) reposant sur des process très émissifs ne délocalisent leur production dans des pays moins-disants en termes notamment de tarification du carbone et autres réglementations ayant le même objet. Ce système a montré ses limites. En particulier, cette limitation de la tarification effective du carbone (quotas gratuits) explique en partie que les réductions d’émissions ont été plus faibles pour les secteurs industriels que pour le secteur de la production d’électricité. La montée en charge du MACF est donc indissociable de la disparition progressive des quotas gratuits dans le SEQE-UE (le marché carbone européen). En gros, le mécanisme du MACF oblige les importateurs européens de produits de base (acier, ciment, etc.) à acheter des quotas d’émission, restaurant une certaine parité avec les producteurs européens soumis au SEQE-UE. Il soumet ainsi les produits importés dans le territoire douanier de l’Union Européenne à une tarification du carbone équivalente à celle appliquée aux industriels européens fabriquant ces produits. Le signal envoyé aux partenaires commerciaux de l’UE est clair : « alignez-vous sur nos efforts pour la transition ou notre marché vous sera fermé ». Le MACF est entré en vigueur dans sa phase transitoire au 1er octobre 2023 et ne s’appliquera qu’aux importations de ciment, de fer et d’acier, d’aluminium, d’engrais, d’électricité et d’hydrogène. Pour en savoir plus. ↩︎
  11. La consommation d’énergie primaire de l’UE était de l’ordre de 1 300 millions de tonnes équivalent pétrole en 2021 et le taux de dépendance à l’égard des énergies fossiles était de l’ordre de 60% (50% pour la France, dont la facture énergétique externe s’est élevée à 114 milliards d’euros en 2022). ↩︎
  12. Dans étude de 2021 de la Fondation pour l’innovation politique. ↩︎
  13. L’Europe est le deuxième importateur mondial de biens et services avec 3 000 milliards d’euros d’importations en 2022, derrière les Etats-unis, et la Chine est son principal fournisseur. ↩︎

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