
Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC)1 est clair : pour sauver la planète des conséquences les plus dramatiques du dérèglement climatique en cours, il faudra un effort de réduction des émissions (décarbonation) considérable combiné à des actions d’adaptation qui renforcent la résilience de nos sociétés et des éco-systèmes face au réchauffement qui se produira inéluctablement (déjà +1,1°C depuis l’ère pré-industrielle).
L’Accord de Paris (2015) « vise à renforcer la riposte mondiale à la menace des changements climatiques (…), notamment en
a) contenant l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et en poursuivant l’action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels (…) ;
b) renforçant les capacités d’adaptation aux effets néfastes des changements climatiques et en promouvant la résilience à ces changements et un développement à faible émission de gaz à effet de serre (…)« . (Article 2.1 a) et b))
J’examine ici quelques unes des questions les plus fondamentales que soulève cet objectif dans le cas de la France.
A quelle hauteur ?
Selon le GIEC, les émissions totales de GES depuis l’époque pré-industrielle (1850-2019) se sont élevées à environ 2 400 milliards de tonnes (ou giga tonnes, Gt) de CO2 équivalents (CO2e). Les émissions mondiales totales annuelles sont aujourd’hui de l’ordre de 60 GtCO2e.
Pour respecter l’objectif d’une augmentation de la température moyenne de 1,5°C par rapport à l’époque pré-industrielle, il faudrait limiter le stock de GES dans l’atmosphère à environ 3 000 Gte.
Cela conduit au concept de budget carbone restant (remaining carbon budget), ce que le monde peut encore émettre au total. Selon le GIECC : « Les meilleures estimations des budgets carbone restants à partir du début de 2020 sont de 500 GtCO2 pour une probabilité de 50 % de limiter le réchauffement climatique à 1,5°C et de 1 150 GtCO2 pour une probabilité de 67 % de limiter le réchauffement à 2°C »2.
D’où l’objectif de zéro émissions nettes (ZEN) d’ici 2050, ou neutralité carbone, selon une trajectoire linéaire de réduction.
C’est la loi dite énergie-climat de novembre 2019 qui a transcrit l’objectif ZEN dans le droit français.
ZEN signifie pour la France diviser par 5 ses émissions brutes d’ici 2050 (de 404MtCO2e. en 2022 à environ 80 MtCO2e.), compte tenu de l’estimation faite des puits de carbone3.
L’objectif intermédiaire pour 2030 sera de 270 MtCO2e. Cela signifie réduire les émissions de 134 MtCO2e. environ, c’est à dire d’un gros tiers, en 8 ans, soit encore de 5% par an, sachant qu’il a fallu plus de 30 ans pour réduire de 25% ces émissions.
La Stratégie nationale bas carbone de 2020 (SNBC 2) prévoit cette réduction par paliers (ou budgets) quinquennaux, jusqu’en 2033, avec un montant d’émissions moyennes annuelles à atteindre par palier, par exemple 422MtCO2e. pour le budget 2019-23 en cours (figure 1). Le non-respect éventuel de l’objectif quinquennal n’est assorti d’aucune sanction.

Dans quels secteurs et par quelles mesures ?
La SNBC 2 (dans l’attente de sa révision plus tard en 2023) et le rapport Pisani-Ferry de mai 20234 fournissent une ventilation indicative par grand secteur de la réduction nécessaire (figure 2 et Annexe pour la ventilation actuelle).

On voit que le secteur le plus fortement mis à contribution sera celui des transports (à l’horizon 2050 comme à l’horizon 2030), suivi par celui des bâtiments et de l’industrie à part égale, puis plus loin par l’énergie, et enfin l’agriculture.
Mais l’effort en termes relatifs —en proportion par rapport aux emissions actuelles— est sans doute plus parlant (figure 3).

Sous cet angle, ce sont le secteur des transports, devançant marginalement ceux des bâtiments et de l’énergie qui portent l’essentiel de l’effort de décarbonation. Pour l’échéance 2030, c’est du secteur des bâtiments qu’on attend la contribution la plus forte, avec une réduction escomptée des émissions de 53%!
Le tableau ci-après fournit un résumé des technologies et modalités de réduction des émissions à l’échéance 2030. A noter que les changements d’usage (exemple des voitures) et la sobriété y tiennent une place notable.
| Secteur | Part des émissions | Principales mesures d’atténuation |
| Transports | 32% | – électrification du parc de véhicules particuliers et utilitaires/poids lourds (yc retrofit) et construction d’infrastructures de recharge – améliorer la performance énergétique des véhicules – plus grande sobriété d’usage : covoiturage, mutualisation, mobilités actives, réduction nombre et longueur des parcours – report modal (fret fluvial et ferroviaire), développer la qualité de service et la fréquentation des transports collectifs, et transport massifié (ferroviaire et fluvial) – développer le télétravail, limiter l’étalement urbain, tourisme plus local; etc. – inclusion de nouveaux secteurs dans le SEQE* : transport maritime ; le transport routier au sein d’un «deuxième SEQE» dédié à partir de 2025 |
| Bâtiments | 16% | – sortie du chauffage au fioul – réduire le chauffage au gaz, avec sortie progressive du gaz pour les nouvelles chaudières installées – rénovation profonde des passoires (traiter les trois quarts des passoires d’ici 2030) et refonte des aides à la rénovation – mise en oeuvre du «décret tertiaire» (2019) assortie de contrôles et de sanctions – plan ambitieux de rénovation des bâtiments publics compatible avec la Directive EE – efforts d’économie d’énergie relevant de la sobriété, par la réduction des températures |
| Industrie | 18% | – investir dans l’économie circulaire, afin d’allonger le cycle de vie des produits et de limiter la production de biens neufs – réduire les émissions de gaz fluorés, qui ont un très fort pouvoir de réchauffement global – valoriser la chaleur fatale sur le site industriel et via les réseaux de chaleur – améliorer l’efficacité énergétique – SEQE-UE: 75% des émissions de l’industrie y sont soumises depuis 2005 : suppression progressive prévue des quota gratuits dans les secteurs concernés par la mise en place du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) de l’UE – à plus long terme, développer hydrogène vert et capture, stockage et utilisation du carbone. |
| Energie | 11% | – fermetures des centrales à charbon – augmenter rapidement la part des EnR dans la production d’énergie (chaleur et électricité) – développer les technologies de capture et stockage |
| Agriculture | 19% | – diminuer les apports de fertilisants minéraux azotés, qui sont à l’origine de la plus grande partie des émissions de N2O – modifier la ration des animaux, pour réduire leurs émissions directes de CH4 (par éructation) ou les quantités de matières azotées (urée notamment) excrétées, à l’origine d’émissions de N2O – valoriser les effluents pour produire de l’énergie et réduire la consommation d’énergiefossile sur l’exploitation pour réduire les émissions de méthane produit par la fermentation des effluents d’élevage et les émissions de CO2. |
Quel rôle pour le nucléaire ?
La décarbonation suppose de réduire drastiquement l’utilisation des combustibles fossiles (y compris par des efforts de sobriété et de modifications d’usage comme la mutualisation des véhicules individuels), et de réduire les émissions non liées à l’énergie. Or, la France se singularise parmi les grands pays industrialisés par une production électrique presque totalement décarbonée (plus de 90%), grâce notamment à l’importance du nucléaire.
Aussi, l’une des voies de la décarbonation, très spécifique, à la France, est l’électrification des usages (notamment pour le transport et l’industrie). Ce qui veut dire un recours accru certes aux énergie renouvelables, mais aussi au nucléaire, dont la production est moins coûteuse et n’est pas soumise à l’intermittence caractéristique du solaire ou de l’éolien5.
Ce serait une inflexion majeure. La production totale d’électricité (445 TWh) s’est en effet située en 2022 à son plus bas niveau depuis 1992, et la production nucléaire a été en 2023 la plus faible depuis 1988, ne représentant que 63% de la production d’électricité (contre plus de 75% en tendance longue6).
Pour le nucléaire, c’est la sortie d’une période de déclin programmé de 10 ans, amorcée sous la Présidence Hollande, et scandée notamment par la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte de 20156 et la mise à l’arrêt définitif de la centrale de Fessenheim en 2020.
Le revirement en faveur du nucléaire s’est esquissé timidement à partir de 2021 puis plus vigoureusement début 2022 avec le discours de Belfort du Président Macron, dans lequel le prolongement de tous les réacteurs nucléaires qui peuvent l’être et le lancement d’un grand programme de nouveaux réacteurs nucléaires (construction de six EPR2 et études pour 8 EPR2 additionnels) ont été annoncés7.
Mais cette capacité nucléaire supplémentaire ne sera pas opérationnelle avant au mieux 2035, au delà de l’horizon intermédiaire de la SNBC 2 (2030). Aussi le bilan prévisionnel 2023-2035 de RTE8 prévoit-il que l’augmentation de la production électrique (de 580 à 700 TWh par an d’ici 2035 selon les scénarios) impliquera au minimum un doublement de la production d’électricité renouvelable annuelle (à 270 TWh et si possible 320 TWh par an, contre environ 120 TWh aujourd’hui), et de retrouver pour le nucléaire des niveaux de disponibilité et de production supérieurs à ceux des dernières années : soit 360 TWh par an, voire 400 TWh.
Pour quel coût ?
Selon le rapport Pisani-Ferry précité, le respect de l’objectif ZEN nécessitera des investissements supplémentaires de l’ordre de 100 milliards d’euros par an d’ici 2030. Cela représenterait, au minimum, un doublement de l’effort actuel, pour le porter à environ 200 milliards d’euros par an.
Les investissements bruts supplémentaires nécessaires concerneraient essentiellement l’industrie automobile et le bâtiment. Un tiers de cet effort serait couvert par des réallocations au détriment des énergies « brunes » (désinvestissements dans les secteurs de l’essence et du diesel, par exemple). L’effort annuel net est estimé à 66-67 milliards d’euros, soit 2,3 points de PIB, ventilé par secteur, comme suit (figure 4) :

Figure 4 : Effort d’investissement supplémentaire d’ici 2030. Source : Rapport Pisani-Ferry 2023
L’investissement annuel supplémentaire associé à la réduction des émissions des bâtiments (tertiaire + logement) serait ainsi de près de 48 milliards d’euros (dont la moitié environ à la charge des budgets publics), soit plus des trois quarts du total, et plus que la part relative de ce secteur dans l’effort total de décarbonation d’ici 2030 —cf. figure 2. C’est que la décarbonation du secteur du bâtiment —et notamment les rénovations des passoires thermiques (logements classés F et G, soit 15 milliards d’euros pour ce seul poste)— est onéreuse.
L’effort devant peser sur les finances publiques représenterait la moitié du total, et pour le financer : « au-delà du redéploiement nécessaire des dépenses, notamment des dépenses budgétaires ou fiscales brunes, et en complément de l’endettement, un accroissement des prélèvements obligatoires sera probablement nécessaire« .
La transition climatique exigeant des investissements et des changements de comportement sera « spontanément inégalitaire », comme le note le rapport Pisani-Ferry. L’achat d’un véhicule électrique (presque nécessairement neuf) ou d’une pompe à chaleur sont des dépenses lourdes, que ne peuvent se permettre nombre de ménages français. L’habitant de zone rurale sera plus fortement pénalisé que l’habitant (d’ailleurs souvent plus aisé) de métropole urbaine desservie par des réseaux de gaz, ou de chaleur, et de transports publics efficients. Les budgets publics devront être sollicités pour faciliter et inciter, comme ils le sont déjà, mais parfois de manière incohérente et illisible. Un objectif aussi ambitieux amènera sans doute aussi à revoir les conditions de ressources trop strictes auxquelles est soumis actuellement l’accès à nombre de ces dispositifs (notamment pour la rénovation thermique des logements).
Quel impact sur la croissance économique ?
Selon les tenants de la décroissance (cf. mon article), seule celle-ci permettrait une réelle décarbonation.
Pour le rapport Pisani-Ferry précité, au contraire, : « L’impératif de la préservation du climat ne nous contraint pas ipso facto à renoncer à la croissance. » On y parviendra « certes en
mobilisant les marges de sobriété, mais surtout en décarbonant l’énergie par la substitution de capital aux énergies fossiles et en réorientant le progrès technique vers les technologies vertes« .
Cet acte de foi me laisse assez sceptique. Il est possible d’imaginer que la production soit assez largement décarbonée, mais toute production suppose des flux physiques et des prélèvements de matériaux, et la poursuite de la croissance de la première demandera toujours une mobilisation continue de ces derniers, sauf improbable dématérialisation, ce qui ne peut être sans incidence sur les « limites planétaires » (cf. mon article).
Peut-on faire cavalier seul ?
J’ai consacré à ce sujet un article spécifique. Qu’il suffise de résumer l’argument. La décarbonation va faire peser sur l’économie française des coûts élevés, notamment sur des finances publiques très grevées par des décennies d’incontinence budgétaire (c’est à dire au fond un manque de courage politique).
Ces coûts vont dégrader automatiquement la compétitivité des entreprises de notre pays dans le cadre d’une économie ouverte.
Pour une compétitivité-coût9 donnée, ce handicap ne peut être corrigé que par la mise en place de mesures protectionnistes, fussent-elles habilement déguisées ; c’est le cas du mécanisme d’ajustement carbone à la frontière (MACF) que l’Union européenne vient d’activer depuis le 1er octobre 2023 pour certains produits de base très intensifs en carbone (l’acier ou le ciment par exemple). Les importations de ces produits supporteront l’équivalent de droits de douane permettant de préserver la compétitivité des productions équivalentes made in Europe.
Une autre compensation à ces coûts, mais malaisée à estimer, pourrait venir des co-bénéfices que génère l’action climatique : un indéniable regain de souveraineté en matière énergétique ; la réduction du coût lié à certaines pollutions locales (un rapport du Sénat de 2015 avait ainsi estimé entre 68 et 97 milliards d’euros par an le coût total de la pollution de l’air10) ; les bénéfices liés à la protection de la biodiversité ; la promotion de nouvelles activités et de nouveau métiers, etc.
N’attendons pas trop cependant des efforts franco-français qu’ils atténuent de beaucoup les impacts liés au dérèglement du climat. Il s’agit en effet d’une pollution globale et les efforts de réduction d’un pays qui ne représente que 1% au plus des émissions mondiales ne nous immuniseront pas si le reste du monde ne prend pas sa part de l’effort nécessaire. Si la décarbonation sur territoire français profite au monde entier, les bénéfices de nos efforts d’adaptation restent en revanche nationaux. Cela facilitera l’acceptabilité financière et politique de l’adaptation par rapport à l’atténuation (décarbonation).
Pour conclure
Je crois que cette transition ambitieuse est possible. La France a les ressources technologiques, financières et en capital humain pour y parvenir. Mais à plusieurs conditions :
- – mieux informer les acteurs pour mieux mobiliser ;
- – mieux répartir l’effort (entre zones urbaines et rurales ; etc.) et donc mieux associer et galvaniser les collectivités territoriales, à travers notamment les établissements publics de coopération intercommunale, responsables de l’élaboration de Plans climat air eau pour leur territoire (PCAET) ;
- – privilégier les mesures dont le coût d’abattement est le plus bas (ce qui implique de poursuivre et diffuser davantage les travaux menés sur ce point par France Stratégie11 ;
- – tenir le cap d’une main ferme, ce qui implique d’éviter le type d’inconstance dont a fait preuve le Gouvernement par ex. dans le domaine nucléaire ou avec les aides à la rénovation thermique ;
- – s’assurer que les grands émetteurs prennent leur part de l’effort nécessaire, à commencer par la Chine ; à défaut durcir les mécanismes comme le MACF, qui égalise les conditions de concurrence dans une économie mondialisée. La décarbonation n’implique pas la naïveté.
La décarbonation est le projet —ou plutôt le devoir— d’une génération, qui, pour être imposé par les circonstances, peut aussi être galvanisant, comme le montre notre jeunesse, beaucoup plus sensibilisée et activiste —et pour cause— que celle de mon époque. Elle supposera beaucoup de courage et de constance de la part de nos décideurs politiques, mais aussi du peuple, sans l’adhésion lucide et durable duquel on ne réussit rien de solide en démocratie.
Notes :
- Sur le GIEC, ici. ↩︎
- GIEC. Synthesis report of the IPCC 6th Assessment Report (AR6). Summary for Policymakers. 2022. ↩︎
- Ces puits de carbone séquestrent le carbone, donc compensent les émissions. Ils s’élèveraient à environ 80 MtCO2-é en 2050, soit un montant compensant les émissions brutes résiduelles. Dans la SNBC 2, les puits incluent aussi les technologies de capture et stockage et utilisation du carbone (CSUC), qui pourront compléter le puits naturel (forêts et terres) via une capture et une séquestration anthropiques de carbone. De sérieux doutes planent sur l’estimation de la SNBC 2 compte tenu de la dégradation des puits de carbone (la forêt notamment) constatée en France ces 20 dernières années, et confirmée dans le dernier inventaire forestier. L’objectif zéro artificialisation nette (ZAN) (cf. mon article) est une condition de préservation du puits naturel. ↩︎
- Les incidences économiques de l’action pour le climat. France Stratégie. 2023. Rapport ↩︎
- Cf. la note très fouillée du Cérémé. ↩︎
- Selon RTE, le gestionnaire du réseau de transport de l’électricité, la disponibilité (qui traduit la capacité du parc nucléaire à produire) a été particulièrement faible durant l’été, du fait de la concentration importante des arrêts de réacteurs pour maintenance et des contrôles liés au phénomène de corrosion sous contrainte. Certains réacteurs ont également été conservés en prévision de l’hiver. Bilan électrique 2022. ↩︎
- Elle prévoit entre autres de réduire la part du nucléaire dans la production d’électricité à 50 % à l’horizon 2025. ↩︎
- Texte. ↩︎
- Résumé. ↩︎
- Définition INSEE. ↩︎
- Rapport du Sénat. ↩︎
- Cf. page du site de France Stratégie. ↩︎
Annexe : Emissions territoriales de la France par grands secteurs en 2022

Laisser un commentaire