Note de lecture : « Les barbares, essai sur la mutation », d’Alessandro Baricco

(par Pierre Ligot, par invitation)

Nous sommes des barbares.

Non pas au sens de guerriers hirsutes, sanguinaires, arrivant le gourdin au poing, incendiant tout ce qu’ils ne pillent pas. Mais dans la manière dont nous consommons, interagissons et vivons à l’ère de la mondialisation et de la technologie. Alessandro Baricco théorise le processus de cette ‘barbarisation’ culturelle dans son ouvrage Les Barbares : essai sur la mutation, paru en 2006 en feuilleton dans le quotidien italien La Repubblica (1).

Commençons par clarifier cette expression de « barbares ». Bien que ce terme soit fortement connoté, il n’est pas à prendre d’un point de vue négatif. L’origine de ce mot vient des Grecs de l’antiquité, qui singeaient les langues qu’ils ne comprenaient pas par « bar-bar ». Les Grecs désignaient comme barbares tous ceux qui ne parlaient pas le grec. Il s’agit donc simplement d’étranger, mais ces étrangers sont-ils mieux ou pires que les Grecs, là n’est pas la question. Dans cet ouvrage, le champ lexical de la barbarie constitue une métaphore pour mieux expliquer cette mutation, ni plus ni moins.

L’auteur expose sa théorie à l’aide de plusieurs exemples, dont le plus emblématique est sans doute celui du vin, produit raffiné, icône et fierté des terroirs. Mais cet art n’est pas simple d’accès ; les barrières à l’entrée pour apprécier un bon vin sont nombreuses. 

Ce fut en tout cas l’avis de Robert Mondavi. Cet entrepreneur américain a écouté les récits des G.I qui ont séjourné en France pendant la seconde guerre. Des soldats revenus amoureux du vin français. Il décide alors de lancer le premier vin destiné aux Américains. Mais, l’écart entre les habitudes de consommation des Français et des Américains est énorme. Mondavi sait qu’un Bordeaux au goût subtil, précis, se consommant avec des mets raffinés, ne collerait pas avec le régime Mac Donaldesque américain. Mondavi produit alors un vin lisse, poli, où toutes les subtilités, si tant est qu’il y en ait, se dévoilent à la première gorgée pour disparaître immédiatement. Un vin au goût spectaculaire, qui n’interfère pas avec le goût de la nourriture et qui ne requiert aucune connaissance particulière. Parfait pour l’Américain néophyte.  

Selon l’expression de l’auteur, le « vin hollywoodien » est né : un vin caricaturant ses homologues français, dénué d’âme et de complexité. 

Les Américains sont ravis, le vin cartonne. Aujourd’hui, ils sont les plus gros consommateurs de vin au monde. Les productions de vin au standard américain inondent de nombreux pays du monde, qui, sous l’impulsion des Etats-Unis, se sont mis à boire du vin hollywoodien. 

La barbarie, versets 1 et 2 : « l’âme se perd quand on vise la commercialisation massive » et « le spectaculaire devient une valeur LA valeur« . 

Qu’est-ce qui a permis cela ? Pourquoi ces pays où le vin était jusque-là absent se mettent brusquement à en produire ?  Le climat français était favorable à la production de vin. Tempéré, stable, il permet la macération. Processus impossible dans l’instabilité climatique de l’Amérique, mais contrainte qui disparaît avec l’invention de l’air conditionné. Désormais, avec de l’électricité, n’importe qui peut faire macérer du raisin et produire du vin.  

La barbarie, verset 3 : “une révolution technologique brise tout à coup le privilège de la caste qui détenait le primat de l’art« . 

Pour qu’un domaine de l’activité humaine s’ouvre au grand public, il faut que sa complexité s’efface. Cela se traduit notamment par l’avènement d’un nouveau langage. Une langue simplifiée, plus moderne. Il fut un temps où le vocabulaire permettant de décrire un vin était ample, diversifié et précis. Les critiques écrivaient avec un langage si raffiné qu’ils étaient peu compris. Survint un autre américain, Robert M. Parker, qui bouscule ce monde en simplifiant à l’extrême ses critiques : il se met à noter les vins sur une échelle allant de 50 à 100. De quoi scandaliser l’aristocratie des critiques de vin, mais qui ravit des millions de consommateurs à la culture oenologique fruste. Il leur suffit d’entrer chez leur caviste la veille des fêtes de noël et de demander : « un 95 s’il vous plait !« .

La barbarie, verset 4 : «les barbares utilisent une langue nouvelle. Tendanciellement plus simple. Appelons-la : moderne».

Si les protagonistes de cet exemple sont exclusivement américains, ça n’est pas un hasard. Baricco voit les Etats-Unis comme le moteur principal de la barbarisation. Il s’agit d’un Empire qui étend son influence dans tous les pays du monde en y apportant la modernité et suggérant (imposant?) ainsi ses propres produits. Si vous voyagez au Viêt Nam, vous avez toutes les chances de tomber sur une chaîne d’hôtel américaine qui aura à sa carte du vin hollywoodien. Si les petits beurres breton avaient été inventés dans le Wyoming, le monde entier en mangerait peut-être au petit déjeuner. 

La barbarie, verset 5 : « dans les mots d’ordre barbares résonnent le doux diktat de l’Empire« .

C’est cela la barbarisation, résumée ainsi par l’auteur : « une invention technologique permet à un groupe humain aligné essentiellement sur le modèle culturel impérialiste d’accéder à un geste qui lui était jusque-là interdit et qu’il relie d’instinct à un spectaculaire immédiat, à un univers linguistique moderne, conduisant ainsi ce geste à un succès commercial foudroyant« . 

Cet exemple du vin montre le « saccage » (selon les mots de l’auteur) du village du vin (Le « village saccagé » est issu de la métaphore filée autour de la barbarie, je reviendrai sur cet usage intempestif des métaphores). Baricco passe aussi en revue les saccages des villages du football et du monde des livres.  

La mutation, au fond, c’est cela : « ce qui a changé c’est la manière de faire des expériences« . L’expérience, c’est ce qui fait sentir à l’humain qu’il vit, c’est cela qui fait qu’il se sauve. Les anciennes manières, techniques (de faire des expériences) ne fonctionnaient plus. C’est pour cela qu’à un certain point l’homme a mis des branchies. « Désormais il était un poisson« . Auparavant, l’expérience était « voyage en profondeur« . Aujourd’hui, et pour simplifier le propos plus subtil de Baricco, elle consiste à surfer, comme on le dit à propos d’internet, c’est à dire conjuguer mouvement et vitesse et s’en tenir à la surface des choses. « L’expérience pour les barbares, est quelque chose qui a une forme de chaîne, de séquence, de trajectoire ».

Et d’ailleurs, l’auteur fait du moteur de recherche de Google le lieu de campement allégorique des barbares. Nous surfons sur le web, expression révélatrice de notre comportement sur internet : nous survolons les informations, nous sautons d’expérience en expérience. Google révèle le « modèle formel du mouvement de ce poisson » que l’homme moderne-mutant-barbare est devenu : « des trajectoires de liens qui courent en surface« .

« En général, les barbares vont là où ils trouvent des systèmes passants« , c’est à dire des ‘gestes’ qui produisent du mouvement, de l’accélération, où l’on entre aussi facilement que l’on en sort. Et ce qui n’en est pas dans le monde réel, ils le font devenir tels, c’est cela le saccage, comme l’auteur l’illustre à propos du vin, du football, des livres.

Mais si ce portrait du mutant est encore un peu flou, peut-être perçoit-on mieux ce qu’est l’humain devenu barbare lorsqu’on observe un petit enfant : l’expérience de l’ennui -banale pour les anciens- lui est devenue insupportable. Il lui faut être en mouvement constant, être multitâche ; il doit être stimulé en permanence sous peine de tomber très vite dans un état d’ennui qui rime avec une perte de sens.

Ecrivant en 2006, l’auteur n’a pas vécu le grand boum d’internet des années 2010, mais il semble le décrire avec prescience.

Légions sont les domaines où le processus de barbarisation serait pertinent. Dans la musique par exemple, avec l’arrivée de l’auto-tune. Un logiciel permettant de corriger toutes les fausses notes de la voix. Sa première utilisation fut par la chanteuse Cher avec son titre Believe. Dans ce cas-là, il est poussé à l’extrême pour un rendu artistique. Mais aujourd’hui, n’importe qui, dépourvu de tout talent en chant, peut obtenir un rendu tout à fait convainquant grâce à cet outil. Ouverture technologique : vous n’avez plus besoin de savoir chanter pour chanter. Saccage de l’usage de la voix dans la musique. Finit Ian Gillan, bonjour Jul.

Si le fond de l’œuvre est plutôt convainquant, la forme laisse à désirer. La première moitié du livre s’appuie sur des exemples, ce qui rend le propos plus clair et parfois ludique (l’auteur évoque le football et la mort du rôle de numéro 10).

La fin du livre est par contre beaucoup plus obscure. L’auteur abandonne les exemples et se concentre sur de la théorie pure, parfois très difficile à suivre. Le vrai point noir de ce livre se tient dans l’important contraste de difficultés entre les chapitres. C’est aussi un usage intempestif des métaphores, rendant le propos parfois difficilement accessible. Il en résulte que certains point de l’argumentation semblent insaisissables.

Baricco est un auteur de fiction et cela se ressent. Il n’a pas la précision parfois pesante d’un papier scientifique, mais ni sa clarté synthétique. 

L’ouvrage reste brillant par son aspect visionnaire, et acquerra, à mon avis, une certaine aura prophétique au fil du temps, à l’instar de 1984 d’Orwell ou du Camp des Saints de Raspail.

(1) Les barbares, essai sur la mutation. 2006. Gallimard, 2014, pour la traduction française.

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