
L’heure est aux concours d’anathèmes, aux lancers de noms d’oiseaux, aux rafales d’insultes, au cancel de toute pensée, de tout auteur qui n’est pas dans la ligne, au dialogue de sourds, qui se glorifient de surcroît de leur handicap.
Rarement dans notre histoire française pourtant fertile en révolutions, coups d’Etats et autres secousses sismiques, le débat politique n’a été aussi polarisé et virulent.
Je ne vais pas m’essayer à en retracer les causes. D’autres plus brillants l’ont fait, notamment Jérôme Fourquet, qui a identifié il y a quelques années dans un livre majeur les facteurs de dislocation qui font éclater la cohésion de la société française et de sa structuration politique 1.
En 2017, Emmanuel Macron dynamitait le quasi duopole qui dominait la vie politique française autour d’un axe social-démocrate ou social-libéral réformiste, mais qui sans doute était trop usé dans ses formes de l’époque pour être en capacité de résister à une bourrasque comme l’irruption du météorite Macron dans l’espace politique français.
Cet affaissement soudain de la gauche et de la droite modérées traditionnelles, brisant les repères et les amarres du système politique française disons classique, ouvrait un boulevard aux extrêmes, autour de la France insoumise (LFI) et du Rassemblement national.
Plus en profondeur, et comme l’a relevé Fourquet, c’est aussi aux spasmes d’une France orpheline du Christianisme et du Communisme que nous assistons. Ces deux systèmes de croyance avaient façonné les pensées et encadré pour l’un l’immense majorité de la population française depuis la conversion de Clovis (vers l’an 500 de notre ère 2), et pour l’autre près de 30% de cette population à partir du Congrès de Tours qui vit la scission du mouvement socialiste français (en 1920).
La déchristianisation et l’effondrement du Parti communiste (PC) ont puissamment ébranlé la société française, non seulement en disloquant le système politique, mais en détruisant des cadres, une armature qui garantissaient un certain ordre et une certaine retenue. D’une certaine manière, le PC « tenait » les petites gens, et offrait ainsi un rempart contre la subversion, ce qui explique l’éclosion de groupuscules plus radicaux sur sa gauche : maoïstes, trotskistes, etc., moins disposés au compromis avec le système, plus impatients de précipiter le « grand soir ».
Plus récemment, mais on en décèle les prémices dès les années 1980, c’est la déferlante wokiste, sur laquelle j’ai écrit par ailleurs. Avec le wokisme, émerge une idéologie anti-occidentale radicale, qui fait de l’homme blanc le responsable de tous les maux ou presque qui affligent l’humanité et la planète. Cette hydre a plusieurs têtes mais un trait les rassemble, c’est la radicalité, la conviction d’avoir seuls raison, et que le contradicteur est un ennemi qu’il faut abattre, y compris par le cancel —c’est à dire l’annulation, non pas l’élimination physique, mais l’interdiction faite à certains auteurs de dire, d’écrire ou de s’exprimer 3, quand ce n’est pas la réécriture de certaines oeuvres jugées offensantes par les minorités (y compris les femmes), desquelles les wokes s’érigent en protecteurs. Le wokisme est une nouvelle Inquisition. Par capillarité, cette façon d’agir a contaminé autour d’elle, et notamment l’extrême gauche avec laquelle elle se recoupe largement, LFI, les milieux de l’Université, de certains médias, et même des entreprises.
Il est vrai que rien n’est plus séduisant et que, comme l’a dit le philosophe Pierre Manent : « rien n’est plus facile que la radicalité » 4. La modération ne fait pas vendre, elle n’attire pas les foules. En tout cas elle semble rebuter les Français, et la jeunesse en général.
Un autre élément a joué en France et dans les pays européens qui ont accueilli une forte immigration de confession musulmane : c’est cette nouvelle radicalité que représente l’islamisme. Cette idéologie ou lecture de l’Islam (qui s’impose dans nos pays depuis 20-30 ans 5), en dépeignant notre société occidentale moderne sous les traits d’un enfer mécréant, dégénéré, immoral, et …laïque, contribue à détacher de plus en plus ces populations de nos valeurs et de la République — elle fracture notre société. Qu’on ne s’étonne pas que la violence du conflit israëlo-palestinien se répercute sur nos rivages, les jeunes Français (ou beaucoup) de confession musulmane ayant été endoctrinés à haïr Israël et les Juifs.
Il est possible aussi que la famille et l’école aient failli à éduquer pour l’une, instruire pour l’autre, nos enfants, à leur transmettre ces valeurs sinon de tolérance, mais du débat, de l’échange serein et contradictoire, fondé sur des arguments, de cette capacité à écouter l’autre, à rechercher si ce qu’il avance peut contenir du vrai, qui enrichisse, nuance, voire altère mon propre point de vue. Je n’ai pas assez d’éléments pour confirmer ou non cette hypothèse.
La démocratie, ce n’est pas seulement le libre choix par le peuple de ses dirigeants, ou son expression directe par voie de référendum ; la protection des libertés publiques ; des médias et des partis politiques divers, indépendants et pluralistes ; c’est aussi des citoyens qui votent quand il leur est donné de voter, et qui ont pu, grâce à une éducation et une instruction de qualité, former leur jugement, et apprendre à débattre, c’est à dire confronter leurs points de vue à ceux des autres, dans le respect mutuel.
On parle beaucoup, à la suite de l’annonce des résultats des tests PISA 6, du déclin de notre système éducatif. Et si l’on réapprenait à nos enfants à argumenter et à débattre ?
Notes :
- Dans L’Archipel français. 2019. ↩︎
- On n’en connaît ni le lieu, ni la date, ni les circonstances précises. ↩︎
- Un exemple récent dans ma région (Maine-et-Loire) : la géographe réputée Sylvie Brunel avait été invité par une commune à parler sur les nombreux défis qui se dressent devant nous dans notre monde contemporain : climat, énergie, migrations, eau, vivre ensemble. Une cabale s’était nouée pour faire annuler cette visite « pour le respect de la science » (sic), au motif que l’universitaire aurait exprimé des vues climato-sceptiques. Et alors ? Que subsiste-t-il alors de la liberté d’expression ? ↩︎
- Lors d’une émission animée par Eugénie Bastié : Pourquoi faut-il lire Raymond Aron ? 2023. ↩︎
- Cf. le livre collectif sous la direction de Bernard Rougier : Les territoires conquis de l’islamisme. 2020. ↩︎
- Organisés sous l’égide de l’OCDE. Campagne 2022. ↩︎
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