
Sun-Lay Tan est un journaliste, enseignant et militant associatif français. Mais comme son prénom et patronyme l’indiquent, c’est un enfant de l’immigration. Né en France dans la seconde moitié des années 70, il est issu d’une famille cambodgienne, et plus précisément sino-cambodgienne.
Son père venait de Kampot, une ville située au sud-est du Cambodge à quelques kilomètres de la frontière du Viêt Nam, et célèbre pour ses poivres d’une rare finesse. Il avait fui le Cambodge avec deux de ses frères en 1970, lorsque la guerre dite du Viêt Nam faisait rage entre les Etats-unis et le régime communiste de Hanoï et faisait tache d’huile vers les pays limitrophes comme le Laos et le Cambodge. Le coup d’état du Maréchal Lon Nol en mars 1970 marque la chute du régime du prince Norodom Sihanouk (dont Lon Nol était le premier ministre mais dont il critiquait la ligne trop ambiguë à l’égard des communistes et du Nord-Viêt Nam) et l’implication du Cambodge dans la guerre.
Sa mère était d’origine chinoise (ses parents avaient quitté la Chine pendant la seconde guerre mondiale) ; elle était arrivée en France dès 1969, mais ses parents avaient fui le Cambodge à la dernière minute au moment de la prise du pouvoir par les Khmers rouges en avril 1975 1.
Ce court récit est d’abord l’évocation de la tragédie qu’a subie le Cambodge pendant les presque 4 années où les Khmers rouges – le Parti communiste cambodgien – ont régné sur le pays. Pendant cette période, d’avril 1975 à janvier 1979, au moins 1,7 millions de Cambodgiens ont péri, sous la torture, d’exécutions, de mauvais traitements, d’épuisement au travail ou de famine. Un génocide 2, dont je n’avais vraiment mesuré l’horreur qu’en voyant le film bouleversant La déchirure (The Killing fields) 3 il y a près de 40 ans. « La trace que le Khmers rouges laisseront dans l’Histoire est tout entière faite de sang » 4.
Mais un génocide court toujours le risque de n’être qu’une abstraction. Dans son livre, Sun-Lay Tan nous narre le destin de deux personnes concrètes, ses oncles, Sambun et Sambath, les deux frères de son père arrivés en France avec lui en 1970, qui crurent au chant des sirènes et décidèrent en juillet 1976 de rentrer au pays pour participer à sa reconstruction après des années de guerre, de guerre civile, de destructions.
Nul ne sait ce qu’il advint d’eux. Ils furent probablement massacrés. Sun-Lay Tan, lors de son unique voyage au Cambodge en 2011, ne put retrouver leur trace, et notamment sur les lieux du tristement célèbre camp S-21 (Tuol Sleng), où périrent plus de 20 000 personnes. J’ai moi-même, en 2016, visité S-21, dans le coeur de Phnom Penh, lors d’une mission professionnelle, et j’en garde un souvenir oppressant (cf. photo ci-dessous, extraite du petit dépliant que j’avais reçu à l’entrée).

Pendant longtemps, en Occident, on n’a pas su la réalité de ce qui se passait au Cambodge, et l’ampleur du génocide qui y était perpétré par l’Angkar (ou Organisation, surnom du Parti communiste khmer), Pol Pot 5, son chef, et ses sbires en tenue noire, souvent des gamins. La propagande communiste joua son rôle habituel de désinformation, mais les médias français progressistes (Le Monde, Libération, l’Humanité) ne furent pas en reste, qui relayèrent trop complaisamment et trop longtemps cette vision angélique que souhaitaient projeter d’eux-mêmes les Khmers rouges. Il ne fallait pas désespérer Billancourt 6, disait-on à l’époque, et puis aux yeux de nos intellectuels germanopratins, « la victoire des Khmers rouges était vue comme la victoire d’un petit peuple contre l’impérialisme » 7.
Le livre de Sun-Lay Tan a été écrit « au nom de (ses) oncles », prématurément disparus, et engloutis sans trace, et à qui ce travail de mémoire peut accorder la sépulture au moins spirituelle qu’ils méritent comme êtres humains. Son livre les sauve de l’oubli, et enchâsse leur souvenir dans le coeur des survivants, et d’abord dans celui de leur famille.
Au delà, ce livre est une méditation sur le déracinement et sur ce que signifie l’intégration en France, alors que le sujet de l’immigration dans notre pays s’est hissé au premier rang des préoccupations des Français.
La France était comme le rappelle l’auteur « une des destinations privilégiées » pour les Cambodgiens cherchant l’exil. Le Cambodge fut un protectorat français de 1863 à 1953 ; et le prince Sihanouk l’un des pères fondateurs de la francophonie. L’arrivée en France signifie souvent le déclassement social, les difficultés d’apprendre une langue nouvelle, la découverte du racisme (que la pandémie du Covid a ravivé chez certains crétins, nos compatriotes issus de l’immigration cambodgienne étant assimilés à des Chinois accusés d’être à l’origine ou porteurs du virus). Elle s’accompagne parfois aussi d’une volonté de sinon couper, du moins de distendre les liens avec la patrie quittée, surtout lorsque le départ est associé à des événements douloureux. Les parents de Sun-Lay Tan ne parlaient pas cambodgien à leurs enfants, mais un « mélange de mandarin et de français ». Lui voulait « être un Occidental, être comme tous les autres ». A ses dix-huit ans, il avait même voulu troquer son prénom contre un prénom plus gaulois, mais sa grand-mère maternelle l’en avait dissuadé, car il signifie « le printemps arrive » et cette nouvelle génération de Cambodgiens nés en France représentait un nouvel espoir.
Il est impossible pour qui n’a pas connu la souffrance de l’exil forcé, de l’émigration, de l’installation dans un nouveau pays, d’imaginer comment l’on peut vivre au fond de son coeur cet écartèlement, ce déchirement parfois, entre deux cultures, surtout lorsqu’il coïncide, comme pour les Cambodgiens, avec une tragédie collective d’une brutalité inouïe. Avec les années, les blessures se cicatriseront.
Mais il est légitime, il est nécessaire même je crois, de conserver la mémoire des familles, et de la transmettre comme un relais de génération en génération. L’intégration nécessaire (si on veut créer une société que cimente, comme le dit Ernest Renan, « le désir de vivre ensemble » 8) n’est pas l’ennemie de la mémoire des nouveaux arrivants 9. Au contraire, leur intégration ne se fera sereinement qu’avec un esprit apaisé ; et ce travail de mémoire – que l’auteur s’engage à poursuivre – contribuera pour beaucoup à cet apaisement des esprits, celui des vivants bien sûr, mais aussi, comme nous le dit l’auteur en épilogue, celui de tous ses proches disparus.
Car, écrit-il, « leurs esprits m’attendent ». Pour qu’il les soulage – par cette mémoire sauvée et transmise – de toutes leurs souffrances.
Notes :
- Les troupes des Khmers rouges entrèrent dans Phnom Penh le 17 avril. Les grands-parents paternels de Sun-Lay Tan purent rejoindre le sud du Viêt Nam en novembre 1975. ↩︎
- Le 16 novembre 2018, les juges cambodgiens et internationaux des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) ont statué que l’ancien régime des Khmers rouges dirigé par Pol Pot avait perpétré un génocide au Cambodge lorsqu’il était au pouvoir entre 1975 et 1979. Le tribunal a condamné l’ancien adjoint de Pol Pot, Nuon Chea, idéologue du régime, et le chef d’État du régime khmer rouge, Khieu Samphan, pour génocide de la minorité ethnique vietnamienne du Cambodge, ainsi que Nuon Chea pour génocide de la minorité musulmane Cham du pays. Les deux hommes ont également été reconnus coupables d’extermination et de divers autres crimes contre l’humanité, et ont été condamnés à la prison à vie. En septembre 2009 fut publié un rapport commandité par ladite cour et rédigé par le Dr. Ewa Tabeau, estimant le nombre de victimes du régime Khmer rouge. Selon ce rapport, « les estimations les plus probables et les plus fiables de la surmortalité sous le régime des Khmers rouges se situent entre 1,747 et 2,2 millions ». ↩︎
- Sorti en 1984. Réalisation de Roland Joffé. ↩︎
- Le livre noir du communisme. Ouvrage collectif dirigé par Stéphane Courtois. 1997. 4è Partie, Chapitre 3 (rédigé par Jean-Louis Margolin). ↩︎
- Saloth Sar, alias Pol Pot, est mort en 1998, sans avoir été jugé. Comme d’autres dirigeants khmers rouges, son beau-frère Ieng Sary (mort en 2013), sa belle-soeur Ieng Thirith (épouse de Ieng Sary, décédée en 2015), Khieu Samphan (toujours vivant), et Son Sen (mort en 1997), il avait fait des études supérieures en France… Parmi les aspects les plus extravagants de la brève existence de ce régime sanguinaire, il faut aussi noter la dissimulation de ses dirigeants. Non seulement Pol Pot était un nom de guerre, mais il était méconnu de son propre peuple, et limitait au minimum ses apparitions publiques. De même l’Angkar (Angkar padevat, « Organisation révolutionnaire ») était l’écran derrière lequel se cachait le Parti communiste du Kampuchéa, organe suprême du gouvernement des Khmers rouges. ↩︎
- Explication pour mes lecteurs plus jeunes : cette phrase est attribuée à Jean-Paul Sartre. Billancourt, qui était le siège d’une usine Renault, fermée en 1992, sur l’île Seguin (partie de la Commune de Boulogne-Billancourt), est une métaphore du prolétariat. « Ne pas désespérer Billancourt » signifie ne pas donner au monde ouvrier de mauvaises nouvelles, comme par exemple de montrer la possible barbarie d’un régime communiste, censé le sauver en abolissant l’exploitation capitaliste. En l’occurence, un certain nombre d’intellectuels et de médias de gauche français turent la vérité sur le génocide des khmers rouges. ↩︎
- Entretien avec Rithy Panh, cinéaste cambodgien, réalisateur de S21 la machine de mort khmère rouge, sorti en 2003, Le Monde du 6 février 2004. ↩︎
- Dans sa fameuse conférence donnée à La Sorbonne en 1882, « Qu’est-ce qu’une nation ? ». ↩︎
- Un extrême fut l’assimilation presque forcée des Huguenots français ayant émigré dans la Colonie du Cap avec la Compagnie des Indes néerlandaises, à la suite de la Révocation de l’Edit de Nantes pas Louis XIV en 1685. Seul leur nom (Les Du Plessis, Du Toit, Fourrier, Joubert, Le Roux, etc.) trahit encore leur origine française. Selon le professeur Cécile Vigouroux : « le français aurait complètement disparu de la colonie du Cap en moins d’une centaine d’années entre l’arrivée des premiers colons en 1687 jusqu’au récit de voyage de Le Vaillant en 1783 » (Source). ↩︎
Laisser un commentaire