
(Pierre Ligot, par invitation)
Publié en 1874, Quatrevingt-treize est le dernier roman de Victor Hugo. Il met en scène celle qui fut peut-être la pire année de l’histoire française, mêlant paranoia et boucherie : la Terreur, 1793. En pleine révolution, la France est divisée et le théâtre de révoltes. Celles dépeintes dans le roman sont les révoltes des Chouans et des Vendéens, qui ont lieu en Bretagne et en Vendée1.
L’ouvrage s’ouvre sur l’équipage d’un navire s’apprêtant à accoster en Bretagne. A son bord, un personnage mystérieux dont seul le capitaine sait l’identité. Cet inconnu inspire pourtant respect et crainte, l’équipage sent en lui une autorité forte. Il s’agit du marquis de Lantenac, un noble breton ayant fui la France au début de la Révolution pour trouver refuge en Angleterre. Ces derniers financent la révolte pour saper la France de l’intérieur. Lantenac a pour objectif de débarquer en Bretagne pour y fomenter la rébellion.
Cette première partie sur le bateau comporte deux éléments intéressants. C’est tout d’abord une phrase saisissante pour décrire l’équipage : « ces hommes étaient triés ; pas un qui ne fût un bon marin, bon soldat et bon royaliste. Ils avaient le triple fanatisme du navire, de l’épée et du roi« . La notion de trio revient sans cesse dans l’ouvrage, j’y reviendrai.
Le second élément est une description d’une scène intense : un canon se détache et finit en roue libre à bord, il devient comme une bête sanguinaire incontrôlable. Hugo dédie plusieurs page à ce canon personnifié, qui par la force des éléments et son poids devient l’ennemi numéro du bateau, détruisant tout et tuant tout ceux qui essayent de l’arrêter. Après plusieurs tentatives au prix d’âmes, l’hydre (la bête, le monstre etc.) est maîtrisée.
Après une série d’aventures, Lantenac parvient à rassembler une armée. Commence alors un passage à Paris pour une bonne partie du livre. Hugo se « lâche » sur la Révolution. J’ai le sentiment que presque tout ceux qui ont participé de près ou de loin à la révolution se voient gratifiés d’une mention. Cette partie est longue et fastidieuse.
Nous y retrouvons tout de même trois personnages essentiel : Marat, Robespierre et Danton. Les trois ont un rôle précis, mais ce qui m’a le plus marqué est la définition que Hugo en donne. Chacun a pour obsession un ennemi. Pour Marat, l’ennemi de la France se situe dans les cafés, les auberges et tout lieu de discussion. Danton voit l’ennemi dans les puissances étrangères menaçant la France, et Robespierre déclare l’ennemi interne comme le plus préoccupant. De longues discussions (fictionnelles) interviennent entre ces protagonistes. Un autre personnage est introduit, fictif celui-là, Cimourdain. Ancien prêtre, apostat, il est aujourd’hui reconnu et respecté comme un personnage très instruit et important pour la Révolution. Il siège au Comité de salut public. Il découvre alors le nom du lieutenant républicain choisi pour mater la révolte de Lantenac, un certain Gauvain. Nous apprendrons plus tard qu’il s’agit de l’enfant qu’il a elevé en tant que précepteur, et qu’il considère comme son propre enfant. Il est extrêmement attaché à lui. Le hic c’est que Lantenac est l’oncle de… Gauvain. Deuxième trio du livre, Gauvain traître à sa famille, Lantenac traître à sa nation et Cimourdain traître à sa foi. (ou plus sobrement : Gauvain lieutenant révolutionnaire ; Lantenac champion royaliste et Cimourdain apôtre de la nation). Un beau brelan.
Le dernier et troisième trio apparaît au tout début du livre. Nous suivons un bataillon révolutionnaire parisien : le bataillon bonnet rouge. Il trouve en déplacement une femme abandonnée dans la forêt avec ses trois enfants en bas âge. Cette petite famille est recueillie par le bataillon. Mais ils rencontreront sur leur route Lantenac et ses hommes. Le bataillon est décimé, et Lantenac, impitoyable, fait fusiller la mère et prisonnier les enfants. La mère survivra, et se mettra en quête de ses enfants. Ces derniers constituent donc le dernier trio. Hugo les dépeint dans une scène magnifique : Lantenac est acculé dans la tour de sa maison familiale, la Tourgue. Son armée a été décimée ; ils ne sont plus que 19 à se barricader contre plusieurs milliers de soldats du côté de Gauvain. Au dernier étage de la tour, les trois enfants jouent paisiblement. Ils poursuivent des rats, s’amusent avec des cafards etc. Puis ils tombent sur un livre sur Saint Barthélemy. Hugo se lance alors une description haletante et minutieuse des mioches déchirant les pages de ce magnifique livre. Le parallèle avec la Révolution est clair : Robespierre, Marat et Danton font table rase du passé, de l’Ancien Régime, des traditions, de la royauté, de la chrétienté, comme ces enfants déchirent ces pages. D’autres parallèles existent sans doute, mais je ne suis pas au bac de français.
Le livre se termine sur une bizarrerie, un détail qui semble être en décalage total avec la logique humaine. Reprenons cette fameuse scène de la Tourgue. Miraculeusement, Lantenac est parvenu à s’en échapper. Désormais libre, il s’apprête à fuir quand tout à coup, il reconnaît la femme qu’il a fait fusiller au début du roman hurlant à l’aide pour ses enfants. Entre-temps, en effet, la Tourgue a pris feu et les enfants, coincés au dernière étage, commencent leur cuisson. Lantenac, qui est un vieux bonhomme de 70 ans, disposé à n’importe qu’elle massacre pour sa cause, indifférent au meurtre de son propre neveu, qui fait fusiller les prisonniers et même les femmes, se sent pris d’une humanité soudaine : il retourne à la Tourgue, déverrouille la porte et sauve les enfants. Il est ensuite capturé par les bleus et mis en prison. Cet épisode est très touchant, très romantique mais complètement irréaliste ; le livre n’avait probablement pas besoin de ça. Il me revient à l’esprit que Hugo, ayant perdu sa fille et cette mort ayant fait basculer toute son oeuvre vers la tristesse, ne voulait certainement pas mettre en scène une mort tragique d’enfants dans les flammes.
Et ce romantisme exacerbé des personnages s’emballe : Gauvain rend visite à Lantenac et conclut que son acte mérite d’être rédimé. Il lui accorde la possibilité de s’échapper et prend sa place en détention. Le jour de l’exécution, Cimourdain trouve donc Gauvain dans la cellule, et se doit alors de le condamner à mort. C’est la règle. Gauvain est jugé, puis exécuté. La guillotine agit, et Cimourdain, bourreau de son fils spirituel, se suicide d’une balle dans le coeur. C’est une fin à la Roméo et Juliette. C’est dommage, j’aurais préféré une fin abrupte mais réaliste. En reprenant par exemple l’idée de l’incendie de la Tourgue et le sauvetage de Lantenac.
Voici une fin alternative. Lantenac et ses fidèles savent qu’ils sont pris, ils restent néanmoins déterminés à se battre jusqu’au dernier souffle. Gauvain, conscient qu’attraper Lantenac vivant ne se ferait qu’au prix de pertes colossales, il décide d’incendier la tour sans avoir connaissance de la présence des enfants au dernier étage de la tour. Le feu ronge petit à petit la tour ; Lantenac est acculé avec le trio de bambins. Se sachant fini, il décide de libérer ces enfants. Lantenac brûle au dernier étage de sa tour familiale, au milieu de toutes ces hagiographies et livres centenaires. La symbolique est forte. Il s’agit simplement de préciser la façon dont les enfants sont sauvés et hop cette fin tient la route. La conclusion n’aurait pas perdu en émotion et en symbolique et aurait gagné en réalisme.
Ce sont les deux principales faiblesse d’un livre où brille tout le génie intact d’Hugo : une fin décevante et tout l’assommant chapitre parisien. Ce roman se présente comme une fusion magistrale entre la plume envoûtante d’Hugo et une épopée captivante, le rendant ainsi remarquablement abordable.
- Au sens de la « Vendée militaire », un territoire en forme de quadrilatère qui engloba 4 départements : Outre la Vendée, le sud-ouest du Maine-et-Loire, le sud de la Loire Atlantique (inférieure à l’époque) et le nord-est des Deux-Sèvres. La guerre dite de Vendée doit son nom à une invention rétrospective. Le discours de Barère à la Convention le 1er octobre 1793 appelant à la destruction de la Vendée ne contribua pas peu à la construction de cet objet historique et mémoriel. Tandis que la Chouannerie se déroula sur la rive droite de la Loire, au nord, le soulèvement vendéen eut lieu au sud, sur la rive gauche. ↩︎
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