Lecture : « L’appel de la tribu », de Mario Vargas LLosa

On peut toujours se déprendre du marxisme et des idées de gauche, même et surtout lorsqu’on y a adhéré jeune. Car c’est souvent jeune qu’on s’y jette, car elles véhiculent des idées de justice, d’égalité, mais aussi d’hédonisme et de liberté sexuelle (on pourrait y ajouter, aujourd’hui, de déconstruction, qui fait chic), qui entrent en résonance avec la soif d’absolu et de pureté – et une certaine intransigeance – propres à cet âge. Rejoindre la gauche, c’est en quelque sorte rejoindre le « camp du Bien », c’est revêtir le manteau immaculé de la vertu et se croire dès lors touché par la grâce. En vieillissant, on découvre la vie, on réfléchit, on commence à gagner son propre argent et non plus à dépenser celui de ses parents, et l’on finit souvent par abandonner ces idées comme une vieille tunique dont on découvre qu’elle ne vous va plus.

Ainsi de Mario Vargas Llosa (1936-2025), le grand écrivain d’origine péruvienne, lauréat en 2010 du Prix Nobel de littérature 1, qui narre son propre itinéraire intellectuel dans ce livre publié en 2018 : « Un parcours qui m’a mené du marxisme et de l’existentialisme sartrien de ma jeunesse au libéralisme de la maturité ».

Rappelons que Vargas Llosa se lança aussi dans l’arène politique en se présentant en 1990 aux élections présidentielles au Pérou contre Alberto Fujimori, qui fut élu. Avant de lire cet essai, je le connaissais surtout pour son remarquable roman La fête au bouc (2000), qui a pour toile de fond la dictature brutale et la fin non moins brutale 2 du général Trujillo, en République dominicaine (1930-1961).

Plusieurs expériences l’ont détourné du marxisme de sa jeunesse. Je ne les rappelle pas, mais, comme toujours dans le cas du communisme, c’est la révélation de contradictions insurmontables entre le discours et la pratique communistes, comme les persécutions, les mensonges, les inégalités sociales, ou, comme en 1956 et 1968, les agressions contre la souveraineté et la liberté de peuples soulevés, qui cause les fissures, qui s’élargissent jusqu’à la rupture.

On peut quitter le marxisme, sans nécessairement opter pour le libéralisme. Vargas Llosa explique sa conversion par l’impression forte que lui ont faite Margaret Thatcher et Ronald Reagan, qui furent à la tête de leur pays respectif presque simultanément (1979-1990 pour l’une, 1981-89 pour l’autre) et furent des leaders libéraux assumés et résolus, mais aussi très fermes face à l’Union soviétique, à la disparition et à l’effondrement de laquelle ils n’ont pas peu contribué. Et par sa découverte de penseurs, dont certains ont influencé la Première ministre britannique.

Varga Llosa, en justifiant son ralliement au libéralisme, se défend néanmoins d’avoir rejoint « une idéologie de plus », car « le libéralisme est une doctrine qui n’a pas réponse à tout, à l’inverse du marxisme qui prétend le contraire ; il admet en son sein la divergence et la critique à partir d’un corpus restreint mais indéniable de convictions ». Le libéralisme n’est pas dogmatique ; il ne veut pas supprimer l’Etat, « au contraire, écrit-il, nous voulons un Etat fort et efficace (…) L’Etat doit assurer la liberté, l’ordre public, le respect de la loi, l’égalité des chances ». Loin de justifier le monopole de l’enseignement public, cela milite, selon lui au contraire, pour la coexistence et la mise en concurrence de deux systèmes éducatifs, public et privé, et la mise en place d’un « chèque éducation » (très répandu aux Pays-Bas) permettant aux parents de mettre leurs enfants dans le système le meilleur. Autres principes-clés du credo libéral : « Un Etat petit est généralement plus efficace que le grand » ; et la « décentralisation du pouvoir », accompagnée (ajouterais-je) de la subsidiarité, qui attribue une compétence à l’échelon le plus capable de l’exercer, en privilégiant toujours le plus bas, c’est à dire le plus proche des gens.

Vargas Llosa remarque que le libéralisme est la doctrine politique qui a été la plus attaquée au cours de l’histoire. A droite, comme à gauche. Mais aussi par les penseurs chrétiens, et les religieux plus généralement. Il est vrai que le libéralisme comporte au moins trois aspects, pas toujours confondus : politique (en gros la démocratie, l’Etat de droit, les libertés publiques) ; économique (le marché, la concurrence, l’entreprise privée) ; et culturel (les revendications libertaires, le divorce, l’avortement, etc.). Beaucoup de libéraux sont plus assumés sur les deux premiers que sur le troisième. D’autres marient volontiers le premier et le troisième, mais restent très réservés sur le second. Le philosophe Jean-Claude Michéa a tenté d’en montrer l’unité fondamentale et que ce libéralisme se situe au coeur de la modernité 3. C’est en tout cas offrir beaucoup d’angles d’attaque aux ennemis de la liberté, qui ont souvent plus d’accointances entre eux que ne le suggèrent leurs bannières différentes. En Occident, et en France notoirement, c’est le libéralisme économique, souvent affublé du préfixe infamant « néo », qui est le plus vilipendé. Libéral (au sens économique) est mal porté, sinon un gros mot. Rares sont les hommes politiques, même à droite, qui osent se revendiquer tels.

Le livre est une merveilleuse galerie de portraits de sept penseurs libéraux européens, dont deux Français : Adam Smith (1723-1790), Jose Ortega y Gasset (1883-1955), Friedrich von Hayek (1899-1992), Karl Popper (1902-1994), Raymond Aron (1905-1983), Isaiah Berlin (1909-1997), et Jean-François Revel (1924-2006).

Je ne vais pas résumer leur oeuvre, ce que fait de manière très claire et brillante l’auteur 4.

Mais tous, avec un angle d’approche et des sensibilités différents, fournissent au lecteur honnête et épris de liberté des arguments lui permettant de résister à ce que l’auteur nomme, reprenant une expression du chef-d’oeuvre de Karl Popper 5, « l’appel de la tribu », c’est à dire l’attraction que peut ressentir l’individu qui a peur de la responsabilité potentiellement vertigineuse que lui assigne la liberté, pour le monde collectiviste, immobile et primitif, le placenta grégaire, de la société close, de la tribu, où il se soumet aveuglément à un chef ou à une religion.

Ecoutez bien, et si vous entendez derrière certaines petites musiques insinuantes, l’appel de la tribu, vous saurez qu’il vous faut détourner votre chemin.

Notes :

  1. Et élu à l’Académie française en 2021. ↩︎
  2. Il fut assassiné par un groupe d’opposants, avec le soutien actif de la CIA. ↩︎
  3. Notamment dans L’empire du moindre mal (2010). ↩︎
  4. La clarté est une valeur importante pour Vargas Llosa ; il cite à cet égard cette phrase de José Ortega y Gasset : « La clarté est la politesse du philosophe ». ↩︎
  5. La société ouverte et ses ennemis. 1945. ↩︎

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