
« Je crois à la puissance française. Faire l’Europe? Oui, si c’est sans défaire la France ». Pour une fois, je suis d’accord avec Jean-Luc Mélenchon, auteur, vous l’aurez compris, de cette déclaration 1. Il ajoutait de façon plus controversée, « La France n’est pas indépendante ». Qu’en est-il ?
Et l’indépendance est-elle la même chose que la souveraineté, dont on nous rebat les oreilles ces derniers temps ?
Commençons par le dictionnaire. Selon le Larousse, la souveraineté est le « pouvoir suprême reconnu à l’État, qui implique l’exclusivité de sa compétence sur le territoire national (souveraineté interne) et son indépendance absolue dans l’ordre international où il n’est limité que par ses propres engagements (souveraineté externe) » 2. Et l’indépendance est la « qualité d’un groupe, d’un pouvoir, etc., qui n’est pas soumis à un autre, qui est libre de toute sujétion » 3.
Considérons son antonyme pour voir s’il nous éclaire davantage. La dépendance est « un état, situation de quelqu’un, d’un groupe, qui n’a pas son autonomie par rapport à un autre, qui n’est pas libre d’agir à sa guise », mais aussi « assujettissement à une drogue, à une substance toxicomanogène » 4. L’indépendance pour un pays, ce serait ainsi ne pas être soumis à une puissance tierce (nationale, supranationale, mais aussi économique 5) ; et aussi pouvoir se passer de choses qui seraient l’équivalent d’une drogue, c’est à dire non substituables et d’effet addictif.
Pour simplifier la discussion, je vais examiner trois points. La liberté d’action de la France est-elle limitée par d’autres pays ou puissances ? Se trouve t-elle sous « emprise », pour reprendre le titre d’un célèbre et excellent roman 6 ? La France se trouve t-elle dans une situation de dépendance par rapport à certains produits et donc à ses fournisseurs ? La France est-elle maîtresse de ses pensées, de son imaginaire ? Ou si l’on veut, (in)dépendance politique, (in)dépendance économique, et (in)dépendance culturelle.
Quel degré d’indépendance politique ?
La France fait partie de ce petit groupe de pays qui n’a jamais eu à déclarer son indépendance, parce qu’elle ne l’avait jamais perdue, ou si brièvement, par exemple pendant les temps d’occupation partielle (guerre de Cent ans entre XIVe et XVe siècle) ou totale de son territoire (novembre 1942-juin 1944). La plupart des pays en développement l’ont perdue lors de la colonisation, ou parfois ne l’ont jamais connue, n’étant devenus Etats à part entière qu’à la faveur de la décolonisation (une bonne partie de l’Afrique sub-saharienne vers les années 1960, et de l’Amérique du Sud dès la première moitié du XIXe siècle).
Selon les souverainistes de toutes obédiences, la France n’est plus indépendante, ou réellement indépendante. En général, la critique vise un alignement excessif sur la politique étrangère des Etats-unis (dont l’atlantisme est une facette importante), ou la dissolution de la France dans l’Union européenne.
La première critique est intermittente. La France a eu son pinacle d’indépendance, au moins apparente, lorsque le fier, incommode et sourcilleux Général de Gaulle décida en 1966 de sortir la France du commandement intégré de l’OTAN 7 (créée en 1949), peu avant le premier essai de sa propre bombe H (en Polynésie française, en 1968). A l’époque, la diplomatie française tentait de se frayer un chemin original mais étroit entre les deux grandes puissances, Etats-Unis et URSS. Mais cette politique étrangère « gaullo-mitterandienne » a largement fait long feu. L’épisode de 2003, où la France condamna la guerre en Irak, et provoqua l’ire de nos alliés américains et britanniques 8, paraît lointain. Aujourd’hui, la France est largement revenue dans le giron atlantiste. Sa force de frappe nucléaire, sa dépense militaire supérieure à celle de ses partenaires européens, son siège de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations-unies (seule de l’UE), son réseau de bases militaires et la capacité de projection de ses forces armées font qu’on la prend en sérieux et qu’on l’écoute parfois, mais son alignement sur les positions américaines est trop automatique 9. On l’a vu encore au sujet de la guerre entre Israël et le Hamas à Gaza.
La question de l’Union européenne (UE) est plus complexe. La France a consenti de plein gré à l’UE des abandons substantiels de souveraineté, qu’il s’agisse de monnaie (il est vrai confiée à une institution indépendante), de politique commerciale, et d’autres domaines « partagés » où, comme pour l’agriculture, le rôle de l’UE est prépondérant. Il faut cependant dissiper une légende : sauf rares occurrences où la France est défaite dans un vote à la majorité qualifiée, il n’est rien imposé à la France auquel elle n’ait consenti. Trop souvent, nos gouvernements se défaussent sur l’Europe de la responsabilité de mesures impopulaires ou controversées, qu’ils ont néanmoins approuvées dans des conciliabules avec leurs pairs. On l’a vu jusqu’à la caricature lors de la crise agricole actuelle (février 2024) 10.
Ces abandons de souveraineté, la France y a consenti dans l’espoir d’avantages qui en excèdent le coût. J’ai traité ailleurs sur ce blog de ce sujet. Lorsqu’on voit le succès économique de la Norvège ou de la Suisse, il n’est pas illégitime de se demander si l’UE est bien un horizon indépassable, au moins tant qu’on n’y a pas adhéré 11. Et s’il n’est pas temps de réévaluer tout cela avec un peu moins de candeur 12.
Je conclurai cette partie en décrivant la situation française comme celle d’une indépendance sous contrainte, et qui rétrécit, à mesure que la France décline économiquement et que le processus d’élargissement et d’intégration européenne se poursuit (le second n’implique pas le premier, mais l’aggrave).
Quel degré d’indépendance économique ?
L’autosuffisance a probablement existé, mais il faut remonter au Moyen-âge, avant les grandes découvertes, et l’ébauche de la première mondialisation (XVIe siècle, en gros). C’est une autosuffisance liée à la pauvreté, à la longue stagnation malthusienne décrite notamment par l’économiste écossais Gregory Clark 13. Depuis, avec des phases d’expansion et de rétraction, la mondialisation n’a jamais cessé de progresser, dans l’espace et en intensité. Et avec elle, la virulence de ses critiques.
La mondialisation, synonyme d’augmentation des échanges tous azimuts, paraît déboucher nécessairement sur une perte d’indépendance dans la mesure où elle conduit à s’en remettre à des tiers pour la fourniture de certains biens et services (ou intrants dans ce qu’on appelle les « chaînes de valeur mondiale » (CVM)) et même des capitaux. A ce compte, il n’y aurait pas de pays indépendant, la Corée du Nord serait le plus indépendant, et des pays comme Singapour, les Pays-bas, la Suisse 14 les moins indépendants… Or, il y a une claire corrélation entre intégration dans les échanges extérieurs et richesse (Les Etats-Unis, où la part des échanges extérieurs dans le PIB est nettement plus basse que dans les autres pays occidentaux, fait figure d’exception 15) . L’économiste britannique David Ricardo, le premier, avait fait la démonstration théorique de l’ « avantage comparatif», qui peut conduire un pays A à se spécialiser dans telle ou telle production et même à renoncer à produire et exporter des biens où il est plus compétitif (de manière absolue) qu’un pays B 16.
Mais l’autonomie économique paraît mal s’accommoder de l’existence de déficits. Considérons ces cinq indicateurs.
a) Commerce extérieur : La France est en déficit depuis 2006, et ce déficit s’est creusé considérablement depuis 2022 (162 milliards pour les échanges de biens ; et 100 milliards en 2023 ; l’excédent des services permettant d’atténuer le déficit global des échanges extérieurs) avec la hausse des prix énergétiques provoquée par la guerre en Ukraine. La France connaît le pire déficit commercial des pays de l’UE, indicateur d’une érosion de compétitivité et de désindustrialisation plus forte qu’ailleurs.
b) Ce déficit est chronique, lourd mais inévitable en ce qui concerne l’énergie. La France importe la quasi totalité du gaz et du pétrole (y compris produits raffinés) qu’elle consomme. Ce déficit a atteint son acmé en 2022 (116 milliards d’euros) lorsque se sont conjuguées une très forte hausse des prix du pétrole et du gaz, corollaire du conflit en Ukraine, et une réduction de la capacité de production de notre parc nucléaire, responsable pour la première fois depuis 1980 d’un déficit de nos échanges d’électricité (15 TWh). Cela renforce la nécessité de poursuivre notre effort de décarbonation (par la sobriété, l’efficience énergétique, le développement raisonnable des renouvelables, etc.) et de renforcement de notre parc nucléaire après une décennie d’affaiblissement de cet outil (2012-2022).
c) Au niveau micro-économique, la France (et l’Occident plus largement pour nombre d’entre eux) est très dépendante de fournisseurs étrangers pour certains produits stratégiques (essentiels, non substituables, et dont le manque pourrait affaiblir le pays lors d’un conflit), qu’elle ne sait pas ou ne peut plus plus produire. Il en va ainsi, en ne prenant que quelques exemples :
– des semi conducteurs (circuits intégrés ou micropuces), dont les fournisseurs dominants sont asiatiques, notamment taïwanais (TSMC) ou coréens (SK Hynix et Samsung) 17. Pas d’électronique, de digitalisation, d’intelligence artificielle, etc. sans semi-conducteurs. Dans une optique de souveraineté, l’UE a lancé un ambitieux plan d’investissement public-privé de 43 milliards d’euros visant retrouver une part de marché de 20% d’ici à 2030 18.
– des matières premières critiques. La Commission européenne en 2020 19 en a listé 30, dont la criticité découle de leur importance économique et du risque de pénurie d’approvisionnement. Elles incluent le lithium, le titane, le cobalt, les terres rares, etc, utilisés pour de multiples usage tels que les véhicules électriques, le stockage de l’énergie, les technologies numériques ou les éoliennes.
– des équipements des réseaux radioélectriques mobiles. L’extension de la couverture du réseau mobile en France et l’amélioration de ses performances (3G, puis 4G, puis 5G) ont connu un développement fulgurant depuis 20 ans. Mais la France ne compte plus de fabricants dignes de ce nom, depuis la longue descente aux enfers d’Alcatel (devenu Alcatel-Lucent en 2006, racheté par Nokia en 2015). La crainte d’une domination du marché français (et des risques d’espionnage, de piratage et de sabotage) par l’équipementier chinois Huawei a motivé la décision assez rare de l’exclure du marché français de la 5G 20 (loi du 1er août 2019 avalisée par le Conseil constitutionnel, toujours créatif, qui a opportunément découvert des « exigences constitutionnelles inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation »). Mais la part des entreprises françaises reste modeste 21.
– de certains médicaments. On l’a découvert avec consternation lors de la pandémie du Covid (2020-2022), la France ne sait pas ou plus produire certains médicaments. La France occupe pourtant le cinquième rang dans le monde pour la production pharmaceutique, et le quatrième en Europe derrière la Suisse, l’Allemagne et l’Italie. La pandémie de Covid-19 a mis en lumière la dépendance de la France et de l’UE vis-à-vis de pays étrangers dans ce secteur crucial. Un rapport parlementaire 22 paru en juin 2021 a mis en exergue le déclin de l’industrie française du médicament. Qu’on ne s’étonne pas alors que « le déclin de la production pharmaceutique et la délocalisation (aient) entraîné une perte de souveraineté sanitaire de la France », qui se traduit pas des pénuries, visibles avant mais surtout lors de la pandémie, avec des tensions très fortes concernant les médicaments utilisés en services de réanimation (curares, hypnotiques, anesthésiques et sédatifs).
– des industries du web. Il n’est guère utile d’ajouter au constat mille fois martelé de la domination sans partage des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) américains sur ces industries. Seuls Russes et Chinois disposent de leurs propres champions dans ces secteurs. La France peine à faire émerger les siens, comme en témoignent les difficultés de Deezer (fondée en 2007), dédié à l’écoute de musique en streaming (deux tiers des revenus mondiaux de la musique en 2022) et largement distancé au niveau mondial par Spotify et Apple 23.
d) L’agriculture, quant à elle, est plutôt synonyme en France d’excédent que de déficit, mais la situation se dégrade depuis plusieurs années. Avec une part de 17,9 % de la production en valeur de l’UE, la France est le premier producteur agricole européen, et le second (derrière l’Allemagne) en matière de production en valeur des industries agro-alimentaires (15,7%). Le solde des échanges agroalimentaires est l’un des des rares excédents commerciaux de la France (10,2 Md€ en 2022), mais, hors boissons (excédent de 16 milliards en 2022), il est structurellement déficitaire depuis 2014. Les préparations à base de poissons et les fruits et légumes transformés présentent des déficits structurels élevés et qui s’amplifient. Le secteur des viandes, excédentaire jusqu’au milieu des années 2000, présente un déficit depuis (depuis 2014 pour la viande de poulet de chair). En ce qui concerne les produits bruts, hormis les céréales (excédent de 10,7 Md€ en 2022), les échanges des autres produits bruts sont pour la plupart déficitaires. La France est le troisième exportateur de produits agroalimentaires (produits agricoles bruts et transformés) de l’UE, et le cinquième exportateur mondial en 2021 (derrière USA, Brésil, Pays‐Bas et Allemagne). Elle est aussi un le troisième pays importateur de l’UE et le sixième importateur mondial en 2021 (derrière USA, Chine, Allemagne, Pays‐Bas et Japon). Le solde commercial agroalimentaire avec les seuls pays de l’UE est devenu déficitaire depuis 2015 24.
La France n’est aujourd’hui pas assez autonome dans sa production de protéines végétales (notamment de soja sud-américain) nécessaires à l’alimentation des animaux d’élevage. Nous ne produisons que la moitié des matières riches en protéines nécessaires à l’alimentation des animaux d’élevage (tourteaux de soja, de colza ou de tournesol…). Par exemple, la France a importé en moyenne 3,6 millions de tonnes de soja 25 par an sur la période 2012-2021 (soit 54 kg par habitant) et en a exporté 251 000 tonnes. 82% de ce soja est importé sous forme de tourteaux de soja (les résidus de l’extraction de l’huile de soja). Dans le cadre du plan France 2030, le Gouvernement entend « reconquérir la souveraineté alimentaire », et a adopté à cet effet une Stratégie nationale 2020-2030 pour les protéines végétales (légumineuses — à graines ou fourragères — et oléagineux, soit pour l’alimentation animale, soit pour la consommation humaine), et un plan pour la filière fruits et légumes, visant à en relocaliser la production 26.
e) Un autre déficit chronique et substantiel de la France est celui de ses finances publiques. L’Etat n’équilibre plus son budget depuis près de 50 ans et la part de la dette publique dans le PIB a doublé depuis 30 ans (de 56% en 1995 à 112% aujourd’hui), et ce chiffre n’inclut pas les engagements hors bilan (comme les retraites des fonctionnaires). Il n’y a aucune hérésie, et même des avantages, à emprunter pour financer des investissements productifs ou en capital humain, mais la France emprunte depuis longtemps pour payer ses fonctionnaires ou des allocations, et cela n’est pas raisonnable. La conséquence en est un alourdissement des charges de dette (plus de 52 milliards en 2024 27). Surtout, cet endettement en constante augmentation nous met à la merci des hausses de taux d’intérêt (comme celle observée depuis fin 2021) et des bonnes dispositions des prêteurs étrangers (qui détiennent un peu moins de 50% de la dette publique française 28). Jusqu’à présent, celles-ci n’ont pas manqué. Jusqu’au jour où.
Quel degré d’indépendance culturelle ?
Ce terme n’est probablement pas adéquat. Mais alors que la mondialisation gagne, il n’est pas illégitime de se demander où en est la France dans ce domaine. Comme le rappelle Emmanuel Todd dans son dernier livre 29, un Etat-nation, c’est aussi une conscience nationale, une culture commune forte, socle de notre identité collective et de notre vouloir-vivre ensemble. C’est la capacité de développer sa propre pensée et son propre imaginaire. De garder son âme.
Cette conscience nationale, cette culture commune n’exclut pas le pluralismes des opinions, et l’acceptation d’une diversité infinie de préférences et de goûts dans tous les domaines. Il ne s’agit ni d’une idéologie d’Etat, ni d’une religion d’Etat, comme il peut en exister dans d’autres pays.
La question est trop vaste et complexe pour qu’on puisse faire autre chose ici que l’effleurer. Mais pour qui s’interroge sur l’indépendance de la France, il y a des sujets de préoccupation. Celui de la préservation de la langue française ; celui du rayonnement culturel de la France ; et celui de notre capacité de résister à certaines modes et vagues (ubérisation, fast food, etc.), et idéologies (wokisme, islamisme) venues de l’extérieur et qui fracturent ou dissolvent l’identité culturelle française.
Prenons deux exemples : la dilution de l’identité culturelle de la France ; et l’irruption d’idéologies subversives de cette identité.
Par dilution de l’identité culturelle de la France, on fait référence à ce qu’on appelle, selon les auteurs, l’occidentalisation du monde, l’avènement d’une « culture-monde » 30 ou l’impérialisme culturel américain. Visant spécifiquement cette dernière, le député Charles Rodwell a parlé de « dépossession culturelle dont les Français se sentent aujourd’hui les victimes », parce que « la France vit (…) depuis trop longtemps, sous perfusion culturelle américaine » 31. Il faut évoquer à cet égard l’influence des industries culturelles et créatives (ICC) 32.
Celles-ci (qui englobent l’audiovisuel, le cinéma, le spectacle vivant, la musique, les musées et le patrimoine, les arts visuels, le design, l’architecture, les métiers d’art, le jeu vidéo, le livre, et la presse. le cinéma, les séries, mais aussi la musique, etc.) constituent une filière parmi les plus dynamiques de l’économie française 33. Mais elle est soumise, notamment de la part des Etats-Unis (et ses géants du numérique), à une concurrence sévère 34. Le Gouvernement à travers le plan d’investissement France 2030 (lancé en octobre 2021) entend « protéger le modèle et l’indépendance culturelle française dans un environnement de compétition internationale accrue », car « il existe bel est bien une compétition mondiale des imaginaires. Il est essentiel de faire rayonner la culture française » 35. Sachons gré à notre Président de l’avoir (re)découverte ! 36 La culture figure ainsi parmi les 10 objectifs de France 2030, selon lequel : « la culture est un levier essentiel pour faire de la France la championne de l’économie de demain ».
Certaines idéologies importées constituent un autre type de menace pour l’indépendance de la France. Le wokisme (cf. mon article) et l’islamisme (cf. mon article) ont fortement progressé en France dans la période récente. Toutes deux (qui d’ailleurs se rejoignent dans l’islamo-wokisme) instruisent le procès de la France, mécréante, raciste, colonialiste, etc., et de l’Homme Blanc, source de tous les maux qui accablent le monde moderne.
Notre pays a toujours été friand de joutes idéologiques 37, et une serre chaude pour les intellectuels faiseurs de systèmes (qui ne tiennent souvent que par « le mortier de la sophistique » 38). Et le marxisme —autre idéologie d’importation— à été longtemps pour les intellectuels germano-pratins, selon l’expression de Sartre, « l’horizon indépassable de notre temps » 39. Mais avec wokisme et islamisme les lignes rouges sont franchies. Véhiculant un nouvel obscurantisme, intolérantes et imperméables à la critique, elles instillent parmi leurs adeptes des attitudes d’hostilité et de rejet vis-vis des principes et valeurs qui cimentaient notre société : la démocratie, l’égalité des sexes, la laïcité, etc. Qui peuvent aller jusqu’à la violence parfois. Qu’on puisse faire interdire un débat dans une université (lieu par excellence du débat) ; qu’on puisse menacer de mort ou agresser un professeur parce que ce qu’il enseigne n’est pas conforme au canon d’une religion (ou de l’interprétation parfois délirante qui est donnée de certains de ses préceptes) est proprement effrayant. C’est la réalité de la France d’aujourd’hui 40.
Dans ce domaine aussi, il faut que la France reste vigilante et offensive. Car, selon le mot d’André Malraux, « la culture ne s’hérite pas, elle se conquiert » 41.
En guise de conclusion
Comme on l’a vu, au terme de ce rapide et très superficiel survol, l’indépendance est affaire de degrés, mais la France cède du terrain, insensiblement, et sur les trois plans que j’ai distingués.
L’interdépendance n’est pas un mal en soi, et l’autosuffisance peut être une chimère. Les crises sanitaires ou autres, comme la guerre en Ukraine, révèlent certaines « dépendances critiques », et ce sont celles-ci dont il faut s’affranchir en priorité 42. On songe d’abord aux possibles vulnérabilités qui peuvent en résulter dans les domaines de l’alimentation, de la santé, de l’énergie, de la défense nationale, mais aussi de la transition énergétique.
Comme l’écrit un rapport consacré à l’agriculture mais dont la portée est plus générale : « Plusieurs voies existent pour réduire ces dépendances : anticiper la diversification des approvisionnements, organiser le stockage de certains produits précis ou favoriser des relocalisations notamment par l’innovation » 43.
Il n’y a rien d’irréversible. Le déclin commence d’abord dans la tête, par une perte de lucidité et un amollissement de la volonté. La France a d’immenses atouts, ceux que lui confèrent sa géographie, son histoire, sa culture, et parfois son tempérament. Nous sommes au creux de la vague. Mais, comme le proclama le Général de Gaulle (que je ne me lasse pas de citer) : « le dernier mot est-il dit ? L’espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? Non ! » 44.
Notes :
- Interview publiée en décembre 2017 sur le site des Echos, et citée par le JDD. ↩︎
- Larousse en ligne. ↩︎
- Larousse en ligne. ↩︎
- Larousse en ligne. ↩︎
- La domination de certaines multinationales dans certains secteurs peut être un sujet de préoccupation pour certains Etats, surtout à l’âge numérique. Deux exemples extrêmes : i) En Iran, le farouche nationaliste, Mossadegh arrive à la tête du gouvernement en avril 1951 avec la ferme intention de chasser les compagnies étrangères. Il fait voter le 1er mai la nationalisation des puits iraniens et l’expropriation de l’Anglo-Iranian Oil Company (sous contrôle britannique, et ancêtre de BP). Après quelques péripéties, la CIA et le MI6 britannique soutiennent un coup d’Etat qui, le 19 août, chasse Mossadegh du pouvoir ; ii) au Guatemala, l’influence de la multinationale américaine United Fruit Company (UFCo) était si forte qu’elle inspira en 1954 un coup d’Etat de la CIA contre le Président guatémaltèque Arbenz, qui avait décidé l’expropriation des quelque 95 000 qu’y exploitait UFCo. ↩︎
- L’emprise, de Marc Dugain. Le premier tome de cette trilogie (à lire absolument) est paru en 2014. Cf. cet entretien. ↩︎
- Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, qui compte aujourd’hui 32 membres, tous européens, hormis Canada, Etats-Unis, et Turquie. A sa création, elle n’en comptait que 12, dont la France. ↩︎
- J’en conserve un souvenir personnel cuisant. Je travaillais à l’époque à Londres, et j’ai fait l’objet de propos peu amènes de collègues britanniques, dans la veine de « Cheese-eating surrender monkeys ». ↩︎
- Celui des autres pays membres de l’OTAN est total (sauf peut-être la Turquie). Qui ne dispose pas d’une force militaire suffisante n’est pas indépendant. Certes, on comprend que de petits Etats acceptent de mettre leurs forces en commun et en quelque sorte de mutualiser leur défense. Mais l’OTAN n’a qu’un boss et il n’est pas européen. Il faut à l’Europe une force de défense credible et qui ne dépende que d’elle, quitte à s’allier avec les Américains lorsque nos intérêts sont alignés. Emmanuel Todd n’y va pas par quatre chemins dans son dernier essai : « L’Union européenne a disparu derrière l’OTAN, plus soumise désormais aux Etats-Unis qu’elle ne l’a jamais été ». La défaite de l’occident. 2024. ↩︎
- On verra si la France va jusqu’au bout de son opposition à la ratification du traité Mercosur signé en 2019. ↩︎
- Les difficultés (et les états d’âme) britanniques post-Brexit montrent en tout cas qu’il n’est pas facile de sortir sans dommage d’une organisation très intégrée après 50 ans de vie commune. ↩︎
- Il existe des évaluations de politiques ou de programmes européens, pas du projet lui-même. Il est vrai que la tâche serait herculéenne. Trop souvent, en France, l’a priori, positif ou négatif, domine. ↩︎
- A Farewell to Alms: A Brief Economic History of the World. 2007. Livre lumineux. ↩︎
- La somme des exportations et importations de ces trois pays approchent ou excède 100% de leur PIB. Ce ratio ne dépasse pas 2% pour la Corée du Nord. ↩︎
- 27% en 2022, contre 100% pour l’Allemagne, 73% pour la France, 70% pour le Royaume-uni. Elle est beaucoup plus élevée pour les petits pays : 177% pour les Pays-Bas, 152% pour la République tchèque, 140% pour la Suisse. Source : Banque mondiale. ↩︎
- Ricardo compare deux pays, Angleterre et Portugal, et deux produits, la toile et le vin. ↩︎
- L’industrie se décompose en trois types d’acteurs principaux : i) Les sociétés de fonderie (TSMC, UMC ou GlobalFoundries), qui produisent des puces conçues par leur client ; ii) les sociétés dites « fabless » (Qualcomm, Broadcomm, AMD et Nvidia) qui n’ont pas d’outils de production. Elles conçoivent et vendent les puces mais sous-traitent leur production aux sociétés de fonderie ; enfin, iii) les fabricants traditionnels de circuits intégrés positionnés sur toute la chaîne de valeur, de la conception et la fabrication à la vente (Intel, Texas Instrument, STMicroelectronics ou Infineon). ↩︎
- Les financements publics jouent un grand rôle dans les nouvelles implantations, comme en témoigne l’aide de l’Etat colossale décidée en juin 2023 (et financée par le plan France 2030) pour la nouvelle usine de puces de STMicroelectronics et GlobalFoundries, située à Crolles (près de Grenoble). Le projet s’inscrit dans le cadre du « Chips Act », le vaste plan de l’UE pour rattraper son retard dans les semi-conducteurs. ↩︎
- Source : ici. ↩︎
- L’écosystème 5G français rassemble trois chaînes de valeur distinctes : i) la connectivité mobile (réseaux et services de connectivité hors M2M), ii) les terminaux mobiles (smartphones et autres terminaux connectés hors M2M), et iii) les solutions applicatives (solutions fixe-mobiles, objets connectés en M2M et solutions associées). ↩︎
- Selon une étude officielle de 2021 : « La part des emplois des entreprises françaises dans la fourniture d’équipements, et dans une moindre mesure dans les logiciels réseaux, est plus réduite. En effet ces segments de l’écosystème demeurent dominés par des équipementiers globaux, comme Ericsson et Nokia. Malgré l’émergence d’acteurs français spécialisés sur ce type d’équipements, la part de marché des acteurs Français sur les équipements 5G demeure faible ». ↩︎
- Disponible ici. ↩︎
- Un autre exemple est celui des cartes bancaires. Le réseau français Cartes Bancaires (CB, un Groupement d’intérêt économique (GIE) né en 1984) voit sa part de marché (toujours dominante) s’amenuiser face à la montée en puissance des poids lourds américains Visa et MasterCard, qui continuent de gagner du terrain en France. Raisons : i) à l’origine de la moitié de la baisse, la diminution du nombre de cartes siglées « CB » avec la montée en puissance des banques en ligne. A visée souvent internationale, ces nouveaux acteurs ne s’embarrassent pas du système « CB » spécifiquement français ; ii) les paiements par téléphone portable utilisent très souvent aussi par défaut les infrastructures américaines ; et iii) sur internet, quand le consommateur doit choisir le canal de paiement en cliquant sur un logo, la très grande majorité des Français vont cliquer sur Visa ou sur Mastercard, plus connus. La domination des géants américains suscite l’inquiétude des grandes enseignes françaises, qui constatent une hausse des frais liés aux paiements par carte (CB est nettement moins cher), ce qui pourrait potentiellement se répercuter sur les prix. Le projet European Payments Initiative (EPI) rassemble 22 banques européennes, qui souhaitent mettre en place une solution de paiement commune pour contrer l’hégémonie de Visa et Mastercard. ↩︎
- Source : agreste et INSEE. ↩︎
- Dont la culture est l’une des principales causes de déforestation, au Brésil notamment. Ainsi notre dépendance est aussi contributrice au changement climatique. Deux raisons de s’atteler à la réduire. ↩︎
- Source : numéro spécial d’Alimagri « Objectif souveraineté alimentaire ». ↩︎
- Avant que M. Le Maire ne révise (en février 2024) la prévision de croissance du PIB pour 2024 (de 1,4% à 1%). Une moindre croissance entraîne mécaniquement une perte de recettes fiscales. ↩︎
- Source : Banque de France. ↩︎
- La défaite de l’occident. op.cit. ↩︎
- Terme forgé par le philosophe Gilles Lipovetsky. La Culture-monde, Réponse à une société désorientée. Co-écrit avec Jean Serroy. 2008. ↩︎
- Dans une belle tribune de 2022 publiée dans Le Figaro. ↩︎
- Terme consacré par l’Etat. ↩︎
- Avec près de 92 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel, 650 000 emplois directs et 1,3 million d’emplois indirects. Cf. le Panorama des Industries Culturelles et Créatives. ↩︎
- Aux Etats-Unis, l’activité économique des arts et de la culture —dont le périmètre ne coïncide par forcément avec celui des ICC françaises— représentait 4,4 % du produit intérieur brut (PIB) en 2021, soit environ 1 milliard de dollars. L’industrie cinématographique a retrouvé son niveau d’avant la pandémie, avec une contribution de près de 69 milliards de dollars cette même année. Source : BEA. ↩︎
- Source : ici. ↩︎
- Lors de sa campagne pour les présidentielles, en février 2017 à Lyon, Emmanuel Macron avait imprudemment lancé : « Il n’y a pas de culture française. Il y a une culture en France. Elle est diverse ». ↩︎
- Cf. le livre plutôt bienveillant de Sudhir Hazareesingh : How the French Think: An Affectionate Portrait of an Intellectual People. 2015. Dans l’après-guerre, lorsque Sartre et Camus (et d’autres) s’écharpaient sur les camps et le totalitarisme soviétique (entre autres), leur opposition n’alla jamais jusqu’à remettre en cause les principes et valeurs qui fondent la société et la démocratie françaises, et leurs polémiques, si enflammées qu’elles fussent, ne dépassèrent jamais la sphère du débat (écrit). ↩︎
- Anatole France. Les Opinions de M. Jérôme Coignard, recueillies par Jacques Tournebroche. 1923. ↩︎
- Critique de la raison dialectique. 1960. ↩︎
- Cf. le cri d’alarme de Jean-Paul Obin, ancien Inspecteur général de l’éducation nationale, auteur en 2004 d’un rapport sur les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires, dans cet entretien paru le 5 avril 2024 dans The Epoch Times, suite à la publication de son ouvrage Les Profs ont peur (2023). ↩︎
- Dans un discours hommage à la Grèce prononcé le 28 mai 1959 à Athènes. ↩︎
- J’emprunte ce terme au récent rapport du CGAAER (Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux) : La dépendance des industries agroalimentaires à l’égard des biens et services étrangers et les
priorités pour s’en affranchir. Février 2023. ↩︎ - Rapport du CGAAER, op.cit. ↩︎
- Dans son Appel du 18 juin 1940. ↩︎
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