
Le fait majoritaire – « c’est-à-dire l’existence en pratique d’une majorité politique cohérente à l’Assemblée nationale » 1 – est peut-être, plus que l’élection du président au suffrage universel (depuis 1962), la caractéristique majeure de la Ve République, celle qui lui confère son originalité et sa force par rapport aux régimes de la IIIe et de la IVe.
Il a en effet fondé la stabilité gouvernementale et la prééminence du président de la République, qui, hors périodes de cohabitation (7 ans sur une durée totale de presque 66 ans), était le chef effectif de la majorité (à l’Assemblée nationale), et par ce biais contrôlait, via un Gouvernement qu’il désignait, les leviers législatif et exécutif du pouvoir.
L’élection législative de 2024 en a sonné le glas, au moins pour l’instant.
Les résultats inattendus de l’élection
Provoquée par une dissolution-séisme le 9 juin au soir, cette élection a abouti à un résultat-choc le 7 juillet au soir.
C’était la chronique d’une victoire annoncée : le Rassemblement national (RN) allait gagner les élections et Jordan Bardella devenir le plus jeune chef de gouvernement de la France.
Cette élection, c’est peut-être d’abord un camouflet pour les instituts de sondages, qui avaient fini par incruster dans nos cerveaux cette prédiction aujourd’hui dérisoire.
Le RN n’est arrivé que 3e en nombre de sièges, précédé par Ensemble – la coalition des pro-Macron, et le Nouveau front populaire (NFP), alliance des partis de gauche : avec 142 sièges (dont les 16 Ciottistes 2), 166 sièges et 193 sièges (dont 72 pour LFI), respectivement. LR (et alliés) sauve la mise en gagnant 47 sièges (cf. figure 1).

Figure 1 : Composition de l’Assemblée nationale à l’issue des élections de juin-juillet 2024
C’est ensuite l’efficacité intacte du vieux « barrage républicain” contre le RN.
76 députés (sur 577) avaient été élus dès le premier tout. 215 candidats qualifiés pour le second tour lors d’une triangulaire ou une quadrangulaire se sont désistés pour faire barrage au RN. Dans plus de 80 % de ces cas (173), le candidat RN a été battu. Un surcroît de participation (67 % au total, la plus forte participation depuis 1997) et la personnalité de certains candidats RN (interviews manquées ou révélations embarrassantes, qu’on songe à Madame Daoudi dans le Calvados) ont aussi pesé.
Le nombre de triangulaires, qui avait atteint un niveau record à l’issue du premier tour, a par conséquent chuté, de 306 à 89, un chiffre qui reste cependant historiquement élevé. Les duels ont logiquement augmenté, passant de 190 à 409.
Ces désistements ont davantage profité au camp présidentiel. 125 candidats du NFP se sont désistés, contre 80 candidats du bloc présidentiel, qui a remporté 86 des 215 circonscriptions concernées par des désistements républicains, contre 57 pour l’alliance de gauche, et 30 pour LR et alliés. Selon les enquêtes, les électeurs du NFP ont suivi, plus que les autres, ces désistements républicains.
Basés sur la PGDC – la plus grande détestation commune -, qui a motivé le barrage républicain, ces résultats sont donc un trompe-l’oeil, et la gauche serait bien inspirée de ne pas se laisser enivrer par sa propre rhétorique.
En voix, le RN est la première formation politique de France, avec 33,2 % des suffrages au premier tour. Le NFP est second avec 28,1 %, mais en lui ajoutant divers et extrême gauche, la gauche au sens large ne dépasse par 31 %, tandis que la droite approche des 45%, le bloc présidentiel obtenant 21 %.
L’effet du mode de scrutin
Cette issue inattendue du scrutin est aussi l’effet du mode de scrutin – majoritaire, uninominal et à deux tours, en vigueur depuis 1958 (mais qui était aussi le système de la IIIe République). Si la France avait adopté alors le système britannique du scrutin majoritaire à un tour (first past the post) – comme le préconisait Michel Debré – le RN eût gagné haut la main cette élection avec 297 sièges, soit la majorité absolue.
Lorsque le système politique repose largement sur deux blocs – cas général de 1958 à 2017 – le mode de scrutin majoritaire à deux tours permet normalement de dégager une majorité à l’Assemblée nationale. L’émergence en 2017 d’une troisième force – autour d’Emmanuel Macron – a perturbé le système, comme on l’a vu non en 2017 mais en 2022 (majorité relative des macronistes). Le rééquilibrage entre les trois forces (baisse du bloc présidentiel, montée de la gauche et du RN) et le jeu des désistements lié au barrage républicain ont produit le cas de figure inattendu de 2024. Sans ces derniers, le RN aurait été le large vainqueur de cette élection, à défaut d’obtenir une majorité absolue. A cause de ces derniers, le RN (et alliés) n’obtient qu’un quart des sièges avec un tiers des voix.
A la recherche d’une majorité
Aucune majorité parlementaire de droite seule ou de gauche seule n’est possible. Aucune ne serait possible sans inclure une large partie du bloc présidentiel. Une majorité sans les « extrêmes » de RN et de LFI serait possible, avec quelque 360 députés alors que la majorité absolue est à 289. Mais une telle coalition, déjà récusée par nombre de ténors de tous les partis, aurait pour effet de fracturer le NFP, qui n’est qu’une alliance de raccroc (les alliances de gauche ne durent souvent guère plus de 2-3 ans, du cartel des gauches de 1924 à la NUPES de 2022, en passant par le Front populaire de 1936).
Il faut rappeler qu’une majorité absolue n’est pas un prérequis pour qu’un gouvernement soit formé et gouverne, aussi longtemps que … ses oppositions ne sont pas systématiquement alignées, et notamment pour le renverser. C’est ainsi que les gouvernements minoritaires de Mme Borne et de M. Attal ont pu survivre et faire passer certains textes (notamment la réforme des retraites en 2023) alors que le camp présidentiel avait perdu sa majorité absolue en 2022.
La Constitution de 1958 offre en effet au Gouvernement une boîte à outils fournie lui permettant de godiller sans couler, mais certains d’entre eux sont très critiqués à raison d’un usage abusif dans la période récente, comme l’article 49-3 (qui force l’adoption d’un texte sauf à censurer le Gouvernement).
Nécessité d’une coalition
Je penche personnellement pour la recherche d’une coalition. Une coalition se distingue d’une alliance au sens où la seconde est formée avant l’élection (comme le NFP), alors que la première (au sens que j’emploie) est assemblée (ou non) après le scrutin, dans l’hypothèse où aucun parti ou aucune alliance n’obtient la majorité des sièges à lui seul. Une coalition, c’est en quelque sorte une alliance ex post, dictée par les circonstances.
Il faut en effet à la France un gouvernement appuyé sur une majorité stable. C’est indispensable dans un monde dangereux et parce que la société française est traversée par de profondes divisions.
S’apparente beaucoup à une coalition le « pacte législatif » proposé par LR le 22 juillet 2024. Une coalition n’implique pas nécessairement la participation au gouvernement (ce fut le « soutien sans participation » des communistes au Front populaire de 1936), ni de signer un chèque en blanc. Les coalitions à l’allemande3, par exemple, sont l’aboutissement de longues négocations sur une plateforme programmatique commune débouchant sur un accord de gouvernement (Koalitionsvertrag ou Koalitionsvereinbarung). Cet accord lui-même n’est pas la fin de l’histoire et les partenaires de la coalition se retrouvent régulièrement autour d’une table pour négocier dès qu’un nouvelle divergence surgit.
Une coalition n’est pas – ou plutôt n’est plus – dans l’ADN politique français. Chaque parti a peur d’être le dindon de cette farce, et l’oeil rivé sur la prochaine élection présidentielle craint de se fragiliser en s’associant à des partis rivaux. En quelque sorte, nous sommes devenus trop gaulliens, et avons fait nôtre la détestation viscérale du Général à l’égard du « régime des partis”, selon lui cause de « pagaille » 4.
Mais les coalitions – et donc le compromis, qui n’implique pas la compromission – sont l’ordinaire du fonctionnement des démocraties partout ailleurs en Occident, et notamment dans les pays à la pointe du développement économique et social. C’est l’effet d’une vérité simple : il est rarissime qu’un parti seul recueille une majorité de sièges même avec le scrutin majoritaire qui amplifie les oscillations du corps électoral ; et a fortiori si le scrutin à la proportionnelle prévaut.
Il nous faut réapprendre cette vérité. Il nous faut l’accepter, et humblement, constructivement et sans (trop d’) arrière-pensées oeuvrer à construire et faire vivre une coalition dans notre pays. Cela demandera des négociations laborieuses, des concessions réciproques, et la mise à l’écart de personnalités trop abrasives et clivantes.
Mais que veut-on ? Le chaos qui sanctionne l’obstination et l’illusion de pureté, ou un compromis imparfait – comme l’est la vie – mais qui permet d’advancer ?
Un effet collatéral de la crise politique : le regain bienvenu du parlementarisme
Et si cette situation confuse était le prélude, ou au moins l’occasion, d’une réinvention de la Ve République, réhabilitant (grâce à l’injection d’une dose suffisante de proportionnelle pour l’élection des députés) le Parlement, et donc le débat et davantage de collégialité, et signant la fin de l’hyper-présidence, qui en déséquilibrant nos institutions a perverti notre système politique, en le faisant graviter autour du seul soleil présidentiel ?
Hommes et femmes politiques responsables, levez-vous. Le pays attend de vous une attitude à la hauteur de la nouvelle maturité politique dont ce pays a besoin.
Mais en sont-ils capables ?
Notes :
2. Ces députés (ex-) LR ou DVD inclus par Eric Ciotti, Président (à l’époque) de LR, dans l’accord prévoyant qu’il n’y aurait pas de candidats RN dans leur circonscription. ↩︎
3. Elle sont typiquement désignées par les couleurs qui symbolisent les grans partis. L’actuelle coalition présidée par Olaf Scholz est dite en feu tricolore, car les couleurs symbolisant les trois partis qui la composent sont rouge (SPD, social-démocrate), jaune (FDP, libéral-démocrate) et, vert (Die Grünen, écologiste), respectivement. ↩︎
4. Entretien télévisé avec Michel Droit, 15 décembre 1965. ↩︎
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