La classe politique est-elle nulle ?

SOURCE: ENQUÊTE « FRACTURES FRANÇAISES » IPSOS, NOVEMBRE 2024

« Nous vivons dans un siècle où les farceurs ont des allures de croque-morts et se nomment : politiciens ». 

Maupassant, La farce (1883)

Pour l’homme de la rue, le citoyen lambda, la cause est entendue : la classe politique est nulle.

C’est aussi le message qui se dégage du livre-enquête récent d’Anne Nivat : La France de face 1. Aucun de ses interlocuteurs (le livre est bâti sur des entretiens) – des gens plutôt du bas de l’échelle – n’épargne la classe politique : ils ne disent pas la vérité ; ils promettent du vent ; ils ne pensent qu’à eux. Les Français, et surtout les plus jeunes d’entre eux, n’ont plus confiance dans leur classe politique.

Cette impression soulève plusieurs questions : cette défiance est-elle nouvelle ? Est-elle justifiée ? A t-elle des conséquences graves ? D’où vient-elle ?

Commençons pas les conséquences. La défiance des Français à l’égard du système politique (une notion il est vrai large plus que le sujet de la classe politique) se manifeste par la rétraction, c’est à dire la montée tendancielle de l’abstention, et du vote blanc 2, et la fuite vers les extrêmes, dont le poids électoral avoisine aujourd’hui les 40 % des suffrages 3; mais aussi la désaffection à l’égard de l’engagement politique 4. On m’objectera que le vote pour les « extrêmes » – qualification d’ailleurs simpliste et péjorative, ce que j’admets volontiers – est moins un symptôme de défiance envers la classe politique en général, qu’envers la classe politique traditionnelle, que vitupérait Marine le Pen, sous le sigle censé être infâmant d’ « UMPS » 5. Ce n’est pas inexact, moyennant ce correctif qu’à mon sens les partis extrêmes sont des phénomènes morbides, le produit d’une incapacité des partis politiques modérés à répondre aux vrais problèmes perçus par l’électorat, tels que l’insécurité, l’immigration, ou encore la montée d’inégalités territoriales mises en évidence notamment par le géographe Christophe Guilluy 6.

J’ignore dans quelle mesure ce phénomène est nouveau. Selon certaines analyses, « le rapport des Français à la politique s’est considérablement dégradé au cours des trente dernières années » 7. Encore une fois, la « politique » est un ensemble de sujets plus vaste que la seule classe politique.

Une première cause, c’est une perception de l’impuissance de la politique et des politiques, au moins dans le cadre national.

Elle découle de ce que le monde est devenu de plus en complexe, de plus en plus interdépendant (mondialisation), et que dans ce monde de plus en plus complexe et interdépendant, les Français ont le sentiment que leur pays est en déclin, et que leur propre génération ne vit pas mieux que celle de leurs parents 8. La croissance économique n’est plus au rendez-vous, et avec elle la promesse d’une amélioration continue du pouvoir d’achat et du sort matériel de chacun. Simultanément, la dépense publique et le rôle de l’Etat ont augmenté, mais en dépit de cette considérable amplification des moyens de l’action publique, les résultats ne sont pas à la hauteur, comme l’illustrent entre autres la baisse du niveau éducatif, le recul du système de santé, ou la disparition de nombreux services publics du paysage rural.

L’intégration européenne alimente aussi ce sentiment diffus que les politiques français n’ont plus de prise sur les choses, quand elle ne leur sert pas d’excuse pour expliquer leur propre échec ou impuissance : « c’est la faute à l’Europe », n’a-t-on cessé d’entendre pendant la crise agricole de début 2024…

L’échec de l’Union de la Gauche (premier septennat de Mitterand 1981-88) et le « tournant de la rigueur » en 1983 9 a par ailleurs fracassé les espérances de ce qu’on appelait à une époque le « peuple de gauche » ; et la quasi-extinction du Parti communiste depuis 30-40 ans a laissé sa couche la plus contestataire (qui s’est portée vers le Front national, puis le Rassemblement national 10) en déshérence.

Les Français, par ailleurs, ont le sentiment d’être insuffisamment écoutés et consultés. L’enquête « Fractures françaises » d’IPSOS révèle que 78% des Français ont « l’impression que (leurs) idées ne sont pas bien représentées ».

L’image du personnel (hommes et femmes) politique est très dégradée. La même enquête « Fractures françaises » montre qu’une large majorité de Français considère que « la plupart sont corrompus » (63% !), et qu’ils « agissent principalement pour leur intérêts personnels » (83% !). Ces proportions n’ont guère varié depuis 10 ans. Elles sont alarmantes, quant à la piètre opinion que les Français ont de leurs dirigeants politiques.

Il y a ici, toutefois, un mystère. Comment peut-on à ce point se plaindre de gens qu’on a désignés par l’élection ? Comment critiquer ce personnel politique sans se critiquer soi-même ? Dans quelle mesure la classe politique est-elle un reflet fidèle de la population dont elle est issue ?

Regardons la composition de l’Assemblée nationale sortie des urnes en juillet 2024.

208 femmes, contre 369 hommes, siègent à l’Assemblée nationale, soit à peine plus d’un tiers (36 %) de l’ensemble des députés. C’est un recul par rapport au record établi en 2017 (presque 39%). L’âge moyen des députés est de 49 ans et 2 mois, soit un peu plus que la moyenne nationale (42,6) 11. Les catégories socio-professionnelles (CSP) supérieures sont sur-représentées, 347 députés étant classés « cadres et professions intellectuelles supérieures », soit 74 % des députés actifs (hors retraités et personnes sans activité professionnelle), alors que les cadres ne représentaient que 21,6 % des personnes en emploi en France en 2021 12. Au contraire, les employés et ouvriers, qui représentent 45 % de la population française en emploi, sont très peu présents dans la nouvelle Assemblée nationale (à peine plus de 5%). 11,6% des députés sont retraités, contre un quart de la population française. Autre particularité française tenace : 189 des 577 députés de l’Assemblée nationale déclarent être issus du service public, soit environ un tiers des députés 13 (contre un cinquième des personnes en emploi en France). 

Il ne faut pas, à mon sens, s’étonner, encore moins se scandaliser, que les CSP supérieures soient très représentées. Elles dominent parmi les candidats, parce qu’étant mieux formées elles sont, par hypothèse, plus intéressées par la chose publique, et plus à l’aise dans l’art oratoire et le maniement de cette langue (ou sabir ?) politique qui charrie des rudiments (parfois guère plus) de culture historique, économique et politique. Naguère, ce sont médecins et avocats qui pour cette raison dominaient l’hémicyle ; aujourd’hui, ce sont les fonctionnaires, qui ont aussi plus de disponibilité qu’un chef d’entreprise ou un cadre du privé, et peuvent sans risque faire le va-et-vient entre leur administration et la politique 14. Ce qui frappe dans la politique moderne française, c’est en effet la domination au sommet de l’Etat du personnel issu de la haute fonction publique : 6 présidents de la République sur 8 15 ; une très forte proportion des Premiers ministres et ministres 16.

On a quand même le sentiment que la qualité de ce personnel politique est en recul dans la période récente. Et qu’avec l’émergence de LFI, on touche au fond.

Il y a toujours eu des séances houleuses à l’Assemblée, mais rarement a t-on connu autant d’incidents et entendu autant d’invectives qu’avec l’arrivée de députés LFI plus nombreux à l’Assemblée. La grossièreté et l’agressivité ont planté leur tente dans le paysage politique français. Sandrine Rousseau a fait de la saillie verbale délirante son fonds de commerce. Quand un député LFI reconnaît ignorer l’identité du Maréchal Pétain 17, on se demande si l’on peut confier la direction de la France à ceux qui ignorent les chapitres les plus sensibles de son histoire politique la plus récente. La politique n’est pas affaire d’érudition et d’élites, mais il faut un b.a.-ba, et il semble que certains ne parviennent même pas à se hisser à ce niveau, et que cela n’émeuve pas plus que cela leurs électeurs.

Au delà de ces cas extrêmes puisés (non sans quelque partialité) chez les extrêmes, on ne peut s’empêcher de penser que la classe politique d’aujourd’hui n’a pas, dans sa généralité, la même envergure, la même hauteur de vue, la même qualité de réflexion, le même sens de la prospective, et – disons-le – la même éducation, que celles de naguère. Difficile de comparer objectivement en l’absence d’un criterium incontestable. C’est une impression, et que ne partage pas seulement – j’en suis sûr – l’antenne d’Europe 1 18.

C’est là qu’il faut reposer la question de la relation entre personnel politique et société française. Le déclin (en qualité) du premier n’est-il pas le reflet de celui de la seconde, révélateur du déclin éducatif, qui est de plus en plus visible 19 ? En d’autres, termes, n’ a-t-on pas « la classe politique qu’on mérite » ? 20.

Je livre à la volée quelques explications, qui sont autant d’hypothèses à étudier. Notre pays est malade ; la violence et les incivilités enflent. Pourquoi cela ne filtrerait-il pas dans l’hémicycle ? Le wokisme inspire une lecture binaire et intolérante de la politique ; il bannit par système la nuance et les tièdes. La limitation du cumul des mandats a favorisé l’émergence d’élus (parlementaires) hors-sol, sans enracinement territorial, des militants que seul leur conformisme idéologique distingue. L’érosion de la culture générale, et l’hégémonie du politiquement correct et de la bien-pensance ont fait éclore une génération politique qui ne sait plus grand-chose de notre histoire nationale, et a grandi dans une culture du déni qui ne sait pas – ne veut pas – voir la réalité des problèmes, et à qui manque encore plus le courage de les dire.

Nuls alors ? Je ne saurais dire. Mais entre braillards et pétochards, où est le salut pour notre pauvre pays ?

PS : j’ai bien conscience de n’avoir fait qu’effleurer un sujet complexe, colmatant par quelques pirouettes verbales les trous de mon savoir. Mais d’une chose je suis convaincu : il serait trop simple, et très probablement injuste, d’imputer à la seule classe politique le déclassement d’un pays, même si c’est bien d’abord à elle que l’on songe pour trouver ses suspects. Il y faudrait une étude plus poussée. J’y reviendrai sans doute.

Notes :

  1. Arthème Fayard. 2022. Livre que j’ai trouvé ennuyeux, misérabiliste, et imbu de bien-pensance parisienne (largement inconsciente, ce qui est le problème). « j’appartiens au groupe racial majoritairement dominant », écrit-elle dans sa préface, comme s’il fallait s’excuser d’être une Française blanche pour défendre la légitimité d’un ouvrage dans la France d’aujourd’hui…Le wokisme d’ambiance est décidément plus influent qu’on ne veut bien l’admettre. ↩︎
  2. Lequel en France n’est plus considéré comme vote nul, mais n’est pas considéré comme suffrage exprimé. ↩︎
  3. Premier tour des élections législatives de 2024. Cette fuite vers les extrêmes avait été précédée en 2017 par l’explosion des partis traditionnels qu’étaient l’UMP et le PS, balayés par la vague macronienne, qui avait mis en avant l’inadéquation et la ringardise du duopole traditionnel. ↩︎
  4. Les effectifs (adhérents) des partis n’ont jamais été plus minces. Les modalités d’adhésion aux partis politiques français sont difficilement comparables. Pour s’encarter chez certaines formations politiques, il suffit de quelques clics, quelques secondes et l’inscription est gratuite. Pour d’autres, comme Les Républicains ou le Parti socialiste, une cotisation est demandée. Un chiffre quand même : le nombre d’adhérents de Renaissance, nouveau nom de LREM (La République en marche), ne serait plus que de 8 500 contre 450 000 en 2017. Source: Le Figaro. ↩︎
  5. Contraction d’UMP (prédécesseur des Républicains) et PS, les deux partis dominants avant le big-bang macronien de 2017. ↩︎
  6. En gros, entre métropoles mondialisées et France périphérique. Cf. Fractures française. 2013. ↩︎
  7. Vie publique, 2022. ↩︎
  8. Cf. les enquêtes annuelles « Fractures françaises » d’IPSOS. Résultats de l’enquête 2024, ici. ↩︎
  9. Marquant l’échec d’une politique très à gauche de relance keynésienne de la demande, de grandes nationalisations, de mesures sociales emblématiques mais très coûteuses (retraite à 60 ans) – avec participation des communistes au gouvernement. ↩︎
  10. Comme l’ont brillamment mis en lumière les livres de Jérôme Fourquet. ↩︎
  11. Source: INSEE ↩︎
  12. Source: INSEE ↩︎
  13. Source: AEF info ↩︎
  14. Le congé (pour le fonctionnaire élu) et la réintégration (de l’élu battu) sont de droit. ↩︎
  15. Seuls Mitterand et Sarkozy n’étaient pas issus de la haute fonction publique civile ou militaire. Giscard, Chirac, Hollande et Macron sont aussi issus de l’ENA, soit 4 des 6 derniers présidents. Tous sont passés par Sciences-Po Paris, sauf De Gaulle et Giscard. ↩︎
  16. Je n’ai pu trouver de données. 3 des 4 premiers ministres de Macron avant l’élection de 2024 étaient issus de la haute fonction publique (Philippe, Castex et Borne). Tous les ministres de l’économie ont été énarques (Le Maire et Armand). ↩︎
  17. Sébastien Delogu, député LFI de Marseille, interrogé sur Sud Radio, septembre 2024. ↩︎
  18. Emission de Laurence Ferrari du 18 décembre 2024. ↩︎
  19. Explication partagée par Maxime Tandonnet dans le Figaro. ↩︎
  20. Comme l’a déclaré Thibault de Montbrial dans l’émission d’Europe 1 précitée dans la note 18. ↩︎

Une réponse à « La classe politique est-elle nulle ? »

  1. […] me suis demandé par ailleurs si classe politique française (on pourrait tout aussi bien écrire européenne) était […]

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