Lecture : « Le Labyrinthe des égarés », d’Amin Maalouf

« Le passé ne meurt jamais. Il ne faut même pas le croire passé. » 1

William Faulkner

J’ai découvert Amin Maalouf en lisant il y a bien longtemps son premier livre, Les Croisades vues par les Arabes 2, un livre passionnant qui révisait la vision lénifiante, euro-centrique et donc passablement biaisée que nous autres Français de ma génération avions de cette entreprise militaro-politique entreprise au nom d’un idéal religieux qu’on a appelé les croisades 3.

Depuis, Amin Maalouf a fait une carrière éblouissante dans les lettres françaises et même internationales. Ce Libanais de naissance, de confession chrétienne, ayant reçu une éduction francophone dans une école jésuite puis à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, exilé en France après le déclenchement de l’horrible guerre civile de 1975, est devenu français, membre de l’Académie française en 2011. En 2023, il a été élu Sécrétaire perpétuel de cette dernière, succédant à Hélène Carrrère d’Encausse, décédée la même année.

Son oeuvre mêle romans et essais, et parmi ces derniers plusieurs sont consacrés à l’exploration du thème du déclin des civilisations. Le labyrinthe des égarés, publié en 2023, s’inscrit dans cette dernière et riche veine.

Ce livre, qui se lit d’une traite grâce à la plume élégante de l’auteur, étudie les trois tentatives de remise en cause de la suprématie globale de l’Occident au cours des deux derniers siècles (je dirais plutôt depuis le début du XXe siècle) et qui furent le fait du Japon impérial, de la Russie soviétique, puis de la Chine. L’auteur n’a pas de doute que le « déclin (de l’Occident) est réel », mais son jugement est non moins tranchant sur ses rivaux, qui tous « connaissent une faillite encore plus grave que la sienne ».

Le Japon impérial connaît une transformation et un développement extraordinaires sous le règne de l’empereur Mustsuhito (1867-1912), qui a ressaisi les rênes du pouvoir, longtemps accaparé par les shoguns. C’est l’ère dite de Meiji, le « gouvernement éclairé ». Le succès du Japon en extrême-orient en 1904-1905 4 contre une puissance europénne blanche, la Russie, a un retentissement énorme. Les pays du monde dit sous-développé, souvent colonisé, regardent vers lui comme un modèle. Mais ce Japon succombe à son tour à l’arrogance, à la tentation coloniale, qui provoquera en 1945 son effondrement total sous le feu atomique.

La Russie soviétique incarne un défi qui est au départ idéologique. Née de la révolution bolchevique en Russie à l’automne 1917, l’URSS (créée en 1922) – dans laquelle la Russie se fond mais qu’elle domine – se veut la patrie des travailleurs, la réalisation des idées de Marx, l’antithèse du capitalisme occidental qu’elle veut détruire. Cette URSS parvenue au sommet de sa puissance en 1945, après sa contribution déterminante à la défaite de l’Allemagne nazie, se désagrège en 1991, minée par l’échec de son système économique et l’affaiblissement de son système politique autoritaire et même totalitaire. La retraite piteuse après 10 ans de guerre en Afghanistan (1979-1989) puis la course aux armements que lui imposent les Etats-Unis de Ronald Reagan achevèrent d’épuiser un Etat dont Emmanuel Todd dès 1976 avait prédit « la chute finale » en analysant des indicateurs sociaux tels que l’alcoolisme, l’absentéisme, ou encore le taux de fécondité.

Le réveil et l’ascension du géant chinois depuis 1978 ont été stupéfiants. La Chine est en passe de devenir la première puissance économique du monde dans le cadre d’un régime politico-économique hybride dont l’histoire n’offre aucun précédent, une sorte de capitalisme sous contrôle étroit de l’Etat, conjugué à un régime politique autoritaire dominé par un parti unique, le Parti communiste chinois. L’un des ressorts de l’énergie prodigieuse qui propulse la Chine depuis 50 ans, c’est aussi le désir d’effacer les humiliations qu’elle a subies de la part de l’Occident depuis la première guerre de l’Opium en 1840 5, mais aussi du Japon depuis la guerre de 1894-95 et l’invasion de 1937. L’arrivée de Xi Jinping (né en 1953) au pouvoir en 2012 marque un durcissement à l’intérieur (répression des Ouighours, à Hong Kong, instauration du « système de crédit social » généralisé à l’ensemble du pays à partir de 2020 6), et la montée de prétentions hégémoniques, dont témoigne entre autres indices le renforcement des forces armées chinoises.

Selon l’auteur, le monde connaît aujourd’hui sa seconde « guerre froide », d’abord larvée, puis ouverte depuis l’agression de la Russie de Poutine contre l’Ukraine en février 2022, et le soutien jusqu’ici indéfectible qu’accorde la Chine à la première. L’auteur ne s’étend pas, mais on discerne clairements les prémices d’une remise en cause plus globale de l’Occident, à travers, par exemple, le mouvement des BRICS+ 7 (cf. figures 1 et 2 ci-dessous), et la réflexion lancée par ce dernier, à l’initiative de Poutine, sur un nouveau système de paiement international, qui remettrait en cause la domination du dollar américain.

Figure 1 : Les BRICS+. Source: Géoconfluences ENS Lyon

Figure 2 : Poids des BRICS dans la population et l’économie mondiale (2022). Source: Géoconfluences ENS Lyon

C’est cette situation – et « moment d’angoisse » -, que l’auteur appelle le « labyrinthe », avec le risque au bout du compte d’un affrontement planétaire, qui pourrait signifier la fin de l’histoire, non pas au sens béat de Francis Fukuyama – le triomphe du capitalisme et de la démocratie libérale débarrassés de tout rival, une conviction inspirée par l’effondrement du système soviétique en 1991 8– mais au sens de la fin de l’espèce humaine, incapable d’atteindre l’âge adulte, lequel demanderait la construction d’ « une nouvelle légalité internationale, qui permette de prévenir les conflits et de propager, à travers tous les continents, la prospérité, les libertés fondamentales, et la primauté du droit ; tout ce quoi on aurait dû oeuvrer dès la chute du mur de Berlin, et qu’on a omis de faire. »

Amin Maalouf est malheureusement peu prolixe sur les détails de cette reconstruction du système international, et les moyens d’y parvenir, mais il est vrai que le sujet est d’une complexité vertigineuse.

Souhaitons ardemment que cette issue de bon sens ne s’impose pas au terme d’un Armageddon nucléaire, qui rendrait enfin possible ce qui ne serait même plus nécessaire.

Notes :

  1. « The past never dies. You shouldn’t even think it’s gone. » Requiem for a Nun. 1954. ↩︎
  2. 1983. ↩︎
  3. Les huit croisades (1095-1291) ont été un cortège de tueries et de rapines, où les Occidentaux n’ont pas eu que le beau rôle scupté par une certaine légende dorée, même dans les manuels de l’école républicaine. Résumé ici. ↩︎
  4. Le point d’orgue de cette guerre fut la bataille navale de Tsushima (du nom du détroit séparant Corée et Japon) du 27 au 29 mai 1905, qui se termina en déroute pour la flotte russe de la Baltique commandée par l’amiral Rojestvenski, face aux forces navales japonaises (dont les navires avaient été conçues par un Français, Emile Bertin) de l’amiral Togo. Elle précipita le terme de cette guerre commencée en février 1904 et dont l’enjeu était le contrôle de la Corée et de la Mandchourie. Techniquement, c’est le Japon qui attaqua (attaque par surprise de l’escadre navale de Port-Arthur – aujourd’hui la ville chinoise de Lüshunkou – le 8 février 1904) puis déclara la guerre à la Russie. ↩︎
  5. Le vilain de l’affaire fut incontestablement la Grande-Bretagne, qui avait mis en place un trafic de l’opium si vaste que ce dernier était vers 1820 le premier produit d’importation en Chine, minant la société chinoise tout en privant l’Etat de recettes publiques considérables. Lorsque l’Etat chinois voulut réagir en 1939, les Britanniques dépêchèrent des cannonières qui forcèrent les Chinois à reculer et accepter des « traités inégaux » (à partir de celui de Nankin en 1842), qui attribuaient aux Britanniques des réparations et avantages exorbitants, ainsi que le droit de s’établir sur l’île de Hong-Kong (restituée en 1998 à la Chine). ↩︎
  6. Système de notation chiffrée des citoyens selon leur attitude.  ↩︎
  7. Au départ, c’est une notion forgée par l’économiste Jim O’Neill dans un rapport pour la banque américaine Goldman Sachs pour désigner les grands pays non-occidentaux que sont le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine (les BRIC). Les BRIC ont d’abord constitué un regroupement informel, élargi en 2011 à l’Afrique du Sud, devenant les BRICS (S pour South Africa), et tendant vers l’institutionnalisation d’un groupe qui se réunit régulièrement depuis 2009. Au 1er janvier 2024, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont intégré officiellement le groupe. Le groupe élargi s’appellera désormais BRICS+. D’autres pays ont fait acte de candidature, cf. la carte ci-dessus.  ↩︎
  8. Dans son livre La fin de l’histoire et le dernier homme (1992). ↩︎

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