
« Vous pouvez tous plus que ce qu’on vous a fait croire » (Jean-Paul Brighelli)
Jean-Paul Brighelli, normalien, agrégé de lettres, est un professeur retraité en colère.
Livre après livre, depuis des années, il dénonce la course vers l’abîme de notre système scolaire 1, fulmine contre l’idéologie dominante qui anime ses administrateurs (ce qu’il appelle « l’Etat profond de l’Education »), ainsi que les politiques qui, par incompétence ou impuissance, ont laissé faire, quand ils n’ont pas mis la mis main à l’oeuvre de sape, et pointe les ravages qu’elle a causés, et l’effondrement intellectuel et culturel du pays qu’elle prépare et qui s’affiche déjà sous nos yeux.
Le sujet est complexe pour le non-initié. L’Education nationale (comme on dit aujourd’hui) est une énorme machine, qui emploie plus de 1 200 000 agents (dont près de 350 000 ne sont pas enseignants…) et absorbe 180 milliards d’euros, soit près de 7% du produit intérieur brut, au service de plus de 12,6 millions d’élèves et apprentis répartis dans plus de 58 000 écoles et établissements du second degré 2. La valse des réformes et des ministres ajoute à l’illisibilité du système. Si la baisse du niveau éducatif des jeunes français est une évidence démontrée par des enquêtes internationales (PISA, TIMMS 3, etc.), il n’est pas aisé d’en recenser les causes, et d’en déduire les réformes nécessaires.
Ce petit livre bien écrit a la mérite, avec les quelques excès que comporte tout pamphlet 4, de brosser un tableau clair et sans concession de la situation 5.
La baisse du niveau n’est plus en doute, même si, comme dans d’autres domaines, les professionnels du déni sont à la manoeuvre. Beaucoup de jeunes Français ne maîtrisent pas à l’entrée du supérieur les savoirs fondamentaux, comme l’orthographe et les quatre opérations. Les inégalités se sont creusées avec l’instauration d’un système à deux vitesses : « quelques havres publics et privés où se retrouvent les enfants de l’élite (dont ceux des pédagos) et une masse d’établissements déshérités (…) où sont regroupés les enfants du limon ». La France recule dans les classements internationaux. Et puis l’école n’est plus ce sanctuaire qu’elle n’aurait dû jamais cesser d’être. La violence y est monnaie courante, qu’il s’agisse de celle, rhétorique, que des écervelés manifestent en contestant les enseignements qui mettent en cause les dogmes religieux (de l’Islam), ou de celle, physique, que les racailles exercent contre ceux qu’ils ont dans le nez, pour un motif ou un autre (cf. mon article).
Or, la première ressource d’un pays dépourvu d’un sous-sol riche en matières premières ou en énergies fossiles, c’est ce que les économistes depuis les années 60 appellent le « capital humain » 6, et que l’OCDE définit ainsi : « l’ensemble des connaissances, qualifications, compétences et caractéristiques individuelles qui facilitent la création du bien-être personnel, social et économique. » ; « le capital humain constitue un bien immatériel qui peut faire progresser ou soutenir la productivité, l’innovation et l’employabilité » 7. Pas de progrès économique, et notamment de croissance du pouvoir d’achat, pas d’innovation, sans une infrastructure intellectuelle que la création du savoir par la recherche, et la transmission du savoir par l’instruction, créent et garantissent dans la durée.
La décadence de l’école signifie aussi l’arrêt de l’ascenseur social. Car c’est d’abord par l’école – et l’acquisition de savoirs et de culture dont elle est la clé -, que se fait la promotion des femmes et des hommes. Il existe d’autres mécanismes de « reproduction sociale », pour utiliser le terme popularisé par Bourdieu et Passeron en 1970, mais sans école qui transmet le savoir, le plus grand nombre ne pourra pas se hisser au sommet. Les autodidactes qui, comme Xavier Niel (fondateur de free), réussissent restent rares.
Le déclin économique français (PIB par habitant, compétitivité, etc.) est aussi un reflet du déclin de son école.
Mais je hasarde aussi l’hypothèse suivante. Le déclin éducatif contribue aussi au déclin de la démocratie. La démocratie se vivifie par l’esprit civique, la confrontation des idées, le débat. La politique est souvent un marigot où pullulent les demi-vérités, les mensonges et les bonimenteurs. C’est l’instruction, la culture, qui donnent aux citoyens les antidotes contre ces poisons et ces empoisonneurs. Une masse ignare est plus susceptible de manipulation. Penser par soi-même, c’est le socle de la liberté. L’étude, les livres, le savoir sont sources d’émancipation, alors que l’ignorance est le berceau de la servitude, ou son antichambre. Les artisans et les défenseurs de la liberté, ce sont des citoyens éclairés, ceux qui, selon La Boétie « ayant la tête, d’eux-mêmes, bien faite, l’ont encore polie par l’étude et le savoir », et pour qui, de ce fait, « la servitude n’est pas à leur goût, si adroitement qu’on la déguise » 8.
Comment en est-on arrivé là ?
La thèse – provocante – de Brighelli, c’est que la décadence de l’école en France est un « crime prémédité, commis en toute impunité et couronné de succès », et même un « crime parfait » (titre du chapitre 2) ! Selon lui, en effet, l’école ne dysfonctionne pas : elle accomplit « ce pour quoi on l’a programmée dans les années 1960-70 ». Non sans quelque contradiction, il écrit pourtant que ce crime n’est pas le fruit d’un complot, mais d’une « conjuration des cloportes ».
Ce qu’il appelle conjuration, c’est en effet plutôt la rencontre fortuite (qui exclut donc l’idée d’une conjuration) entre deux séries de « bonnes intentions » : celles du néo-libéralisme et celles de l’égalitarisme.
Le néo-libéralisme vise à produire un « peuple de consommateurs » et de « travailleurs instables » pour faire tourner sans à-coup la machine économique : « Le système libéral n’a besoin que de 10% de cadres, à recruter dans la caste des héritiers. D’où l’instauration depuis des lustres d’un système à deux vitesses : quelques havres publics ou privés où se retrouvent les enfants de l’élite (dont ceux des pédagos), et une masse d’établissements déshérités (…) où sont regroupés les enfants du limon ».
L’égalitarisme, lui, ambitionne de réaliser la devise de la République, mais commet un contresens majuscule. Il ne s’agit plus d’élever ceux qui sont en bas, par le savoir et la culture, et donc l’effort et le mérite, mais d’abaisser toute ce qui dépasse, en faisant « la chasse à l’élitisme » (et la méritocratie est une forme d’élitisme). Cet égalitarisme rejoint un pli profond de notre psyché nationale, car, comme l’écrit Alain Duhamel, « les Français ont toujours la passion de l’égalité et la tentation de l’égalitarisme » 9. Emmanuel Todd expliquerait cela par la structure familiale dominante en France – c’est à dire la famille précisément égalitaire -, qui joua un rôle majeur dans la Révolution française, et la connexion forte chez nous entre République et idéal égalitaire, qu’on ne retrouve pas dans d’autres pays occidentaux 10.
En d’autre termes, une certaine droite (« Européaniste et giscardienne », p.12 11) et une certaine gauche se seraient retrouvées dans cette entreprise funeste de démolition de notre école.
Les propagateurs de cet égalitarisme à l’école, ce sont, selon l’auteur, les « pédagogistes ». Le pédagogisme – dont le gourou est Philippe Meirieu 12– est une sorte de néo-rousseauisme selon lequel l’enfant – l’« apprenant » – est bon par nature, et le professeur n’est là que pour le laisser s’exprimer et s’épanouir. Les « pédagos » combattent l’élitisme et la culture bourgeoise (et donc la littérature et l’histoire traditionnelle), culture de la classe dominante que l’école traditionnelle ne servirait qu’à reproduire. L’influence de Bourdieu est puissante. Le paradoxe de cette politique dont l’objectif était de réaliser l’égalisation des conditions est qu’elle a conforté la « reproduction » et accentué même les inégalités. Aujourd’hui, le pédagogisme, dont les représentants prennent complètement le pouvoir Rue de Grenelle (où se trouve le ministère de l’Education nationale) vers 1989, à l’occasion de la loi Jospin, a partie liée avec le wokisme et l’islamo-gauchisme. L’écriture inclusive est le dernier-né de cette idéologie dévoyée.
Je ne suis pas convaincu par l’argument que le libéralisme (ou néo-libéralisme – l’auteur flotte entre les deux termes) est l’un des fossoyeurs de l’école 13. D’autres pays, où ce même libéralisme a cours, ont maintenu une école d’excellence. Car le capitalisme prospère avec un « capital humain » de haut niveau. Le laisser péricliter, c’est s’appauvrir, et n’est-ce pas ce que l’on observe en France depuis 50 ans, avec sa croissance atone, ses déficits et sa désindustrialisation, qui nous distingue des pays voisins comme Allemagne, Suisse et Italie ?
L’immigration massive, majoritairement d’origine africaine et musulmane, à laquelle le regroupement familial décidé en 1976, ouvre en grand les portes, est un autre facteur d’abaissement de l’école. L’auteur souligne la plus grande réussite des enfants d’origine asiatique, entièrement due à des facteurs culturels. Certaines classes sont devenues des tours de Babel où il n’est plus possible d’apprendre sérieusement : « les petits Français ont été instruits en fonctions des carences des petits immigrés ». La progression de l’Islam radical et la défense parfois vacillante de la laïcité du côté des gouvernements, de l’administration et de certains personnels ont fait de l’école un lieu d’affrontement dans un nombre croissant de localités, bien au delà des affaires de voile. Une digue dont on se demande combien de temps encore elle pourra résister aux vagues de l’offensive islamiste dans son assaut de longue haleine contre la République laïque 14.
Le jacobinisme français (centralisme et uniformisation) ajoute sa contribution à cette déroute. Cette armée de l’Education nationale n’est plus gérable ; il y a longtemps que les ministres ne font que passer, faisant semblant de réformer et d’imposer la volonté du politique à une administration qui fait semblant d’obéir, ce que Sophie Coignard (dans un livre excellent, mais accablant) a appelé le « pacte immoral » 15.
Comment ne pas évoquer aussi la dévalorisation et la paupérisation des enseignants ? C’est le métier le plus important pour une société, mais c’est aujourd’hui une profession sinistrée, qui n’arrive plus à recruter sans qu’on doive abaisser le niveau des concours (au moins jusqu’à l’agrégation).
Enfin, on ne peut pas ne pas mentionner à partir de la génération dite Z (née en 1995) une double évolution, que l’auteur ne mentionne pas (sans doute parce qu’il n’est plus en activité depuis des années).
La première est l’utilisation par les jeunes des appareils numériques et leur exposition aux écrans et aux réseaux sociaux (lesquels tiennent lieu, pour trop de jeunes, d’arbitre suprême du Beau, du Vrai et du Juste). L’OCDE, dans une étude récente 16, souligne les risques de cette omniprésence numérique dans la vie des enfants : cyberintimidation, exposition à des contenus inappropriés et violation de la vie privée ; le risque aussi qu’un temps d’écran excessif ait un impact sur le développement social et émotionnel des enfants. Les résultats récents de l’enquête PISA (de 2022 17) mettent également en évidence une corrélation négative entre l’utilisation d’appareils numériques à l’école et les résultats scolaires.
La seconde évolution, à partir des années 1980, est « la tendance bien intentionnée et désastreuse à surprotéger les enfants et à restreindre leur autonomie dans le monde réel », selon l’expression du psychologue américain Jonathan Haidt 18, et dont la première manifestation fut la très nette diminution des jeux en plein air. Surprotection couplée, non sans paradoxe apparent, à une éducation trop permissive (le néo-rousseauisme appliqué à l’éducation parentale) 19. Cette double évolution caractérise, selon lui, la « transition d’une enfance basée sur le jeu à une enfance basée sur le téléphone » 20.
Le livre de Jean-Paul Brighelli est un peu court sur les solutions. Le mal est ancien et profond. Il faudrait revenir à un enseignement des fondamentaux (orthographe, calcul, grammaire, histoire de France, etc.), revaloriser la fonction et la condition matérielle d’enseignants mieux formés et recrutés, donner aux établissements davantage d’autonomie, supprimer la carte scolaire qui enkyste les ghettos, rétablir la discipline en classe, restreindre l’utilisation des smartphones à la maison et dans l’enceinte de l’établissement scolaire, et, last but not least, revenir à la sélection, car l’égalitarisme pavé comme l’enfer de bonnes intentions finit par se retourner contre ceux qu’il devait aider (« tous égaux, tous zéros »), etc. Rien de très original ici. Il n’y manque que la volonté politique – souvent flottante – et … la coopération d’une corporation archi syndiquée et dominée au sommet par les pédagos.
Brighelli nous rappelle au détour d’une phrase que « l’instruction publique n’a rien d’une fonction régalienne ». C’est très vrai, mais on l’a oublié, et certains – les partisans du statu quo – le nient. L’école de la République devrait être – affirment-ils avec aplomb – une école exclusivement publique. Billevesée. Je crois dans les vertus de la concurrence, ou si l’on préfère un terme moins cru, de l’émulation. Pourquoi ne pas régionaliser la compétence éducative, et sonner la fin du jacobinisme (comme dans d’autres pays) ? Pourquoi ne pas créer un chèque-éducation, qui donnerait aux parents la possibilité de placer leurs enfants dans l’école de leur choix, et pas seulement l’école publique que leur assigne la carte scolaire 21 ? On ne sortira pas de cette crise sans une certaine dose de radicalité.
Ce réquisitoire implacable du professeur en colère se mue, dans le dernier chapitre, en une déclaration d’amour passionnée. À ses élèves, et aux élèves d’aujourd’hui et de demain, à qui il lance cette exhortation : « allez jusqu’au bout de ce que vous pouvez faire ».
Car il n’y a rien de plus grand – rien qui ne procure aussi de joie plus profonde – que de réaliser les perfections que chacun porte en soi.
- Au sens le plus large. ↩︎
- Source : L’Education nationale en chiffres, Edition 2024 ↩︎
- L’étude internationale TIMSS est une étude comparative qui mesure le niveau des connaissances scolaires des élèves de CM1 et de 4e en mathématiques et en sciences dans différents pays (61 pour le CM1 et 45 pour la 4è). TIMSS est organisée tous les quatre ans par l’IEA (organisation internationale indépendante pour l’évaluation scolaire). L’étude TIMSS 2023 montre que le niveau des élèves français est très en deça de la moyenne internationale…Source: Ministère de l’éducation nationale. ↩︎
- On ne compte pas le nombre de personnes que l’auteur se verrait volontiers…pendre. ↩︎
- Dans une vaste littérature, il faut le compléter, pour les chiffres-clés, par la première partie du livre récent d’André-Victor Robert, La France au bord de l’abîme. L’Artilleur. 2024. ↩︎
- Cf. ce dossier. ↩︎
- Même source. ↩︎
- Discours de la servitude volontaire. Vers 1547. ↩︎
- Les pathologies politiques françaises. 2016. ↩︎
- Cf. entre autres, L’invention de la France, co-écrit avec Hervé Le Bras. 2012 ↩︎
- Les Européanistes, dans leur souci de construire l’Europe et d’éradiquer toute velléité de réaffirmation nationaliste, vont travailler à gommer les cultures nationales et l’héritage chrétien, et à éliminer des programmes d’histoire tout ce qui peut flatter la fierté nationale : grands hommes, figures héroïques, etc. ↩︎
- Sur ce personnage, cf. cet article. ↩︎
- Au soutien de sa thèse, la réforme Haby (du nom du ministre de l’Education René Haby, ancien fonctionnaire de l’Education nationale) du collège unique en 1975, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing. Le collègue unique a constitué une étape importante dans l’élimination de la sélection, et donc de l’élitisme abhorré par les « pédagos ». ↩︎
- Cf. le rapport publié en 2025 intitulé « Frères musulmans et islamisme politique en France » . ↩︎
- 2011. ↩︎
- Élèves et écrans : performance académique et bien-être. 2024. Lien. Le Président de la République a réuni début 2024 une commission d’experts de la société civile pour pour évaluer les enjeux attachés à l’exposition des enfants aux écrans et formuler des recommandations. Son rapport (Enfants et écrans. A la recherche du temps perdu) a été rendu public en avril 2024. Lien. ↩︎
- Résumé ici. ↩︎
- The Anxious Generation. 2024. ↩︎
- Cf. cet entretien (dans KIDS, le podcast parentalité de Benjamin Muller) de fin 2024 avec la psychologue Caroline Goldman, qui plaide pour un retour de l’autorité parentale, c’est à dire, au plus simple, poser des limites. En totale opposition aux tenants de l’éducation dite « positive », mouvement arrivé des Etats-Unis en France il y a une quinzaine d’années, sous la houlette de deux spécialistes autoproclamées, Isabelle Filiosa et Catherine Guéguen. ↩︎
- op.cit. ↩︎
- Sur le chèque-éducation; cf. ici. ↩︎
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