Lecture : « Les ingénieurs du chaos », de Giuliano da Empoli

« Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau »

Tocqueville, La démocratie en Amérique.

« Si pour Lénine, le communisme consistait dans les Soviets plus l’électricité, pour les ingénieurs du chaos, le populisme contemporain naît de l’union de la colère et des algorithmes »

Giuliano da Empoli.

28 mai 2025

La démocratie moderne – qui s’impose comme régime politique dominant en Occident à partir du XIXe siècle – confie la désignation des dirigeants politiques au peuple par le truchement du suffrage universel. Ou plutôt, elle donne à chaque individu – promu citoyen – le droit de choisir celles et ceux qu’il juge les plus aptes, ou les moins inaptes, à assumer les fonctions publiques électives. C’est une application particulière du principe d’égalité entre les hommes, déjà posé par le christianisme, que les philosophes des Lumières réaffirmeront dans la sphère juridique et politique, mais que la déclaration d’indépendance des Etats-Unis en 1776 puis la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen de 1789 vont proclamer avec éclat et mettre au fronton des nouveaux régimes politiques dont elles accompagnent l’accouchement de part et d’autre de l’Atlantique 1.

Si chacun d’entre nous a le droit de voter et détient ainsi une parcelle de la souveraineté nationale 2, alors la conquête du pouvoir dépend de l’aptitude à séduire une majorité d’électeurs 3.

La stratégie politique – ou art de conquérir et de conserver le pouvoir politique – consiste (en simplifiant) à produire des idées, à structurer les masses, à connaître l’opinion publique, et à tenter de l’influencer. Rien n’a vraiment changé depuis l’aube de l’âge démocratique, si ce n’est la technologie pour améliorer l’efficacité des procédés mis au service des deux derniers objectifs.

Produire des idées. Les grandes idéologies qui dominent encore aujourd’hui (hors l’écologie politique, véritablement apparue au XXe) sont élaborées ou perfectionnées au XIXe siècle : libéralisme, conservatisme, socialisme, communisme, fascisme, anarchisme, catholicisme social, etc. Le XXe siècle verra la naissance de l’écologie politique. On n’a guère innové depuis et le jeu politique d’aujourd’hui n’est qu’une joute entre avatars de ces grandes idéologies, à peine ripolinées.

Structurer les masses. Les partis (au sens d’organisations dédiées à la conquête du pouvoir politique), qui produisent ou portent ces idées, émergent également au XIXe siècle. Le premier parti politique organisé en France est le Parti républicain, radical et radical-socialiste, créé le 23 juin 1901. Mais il a été précédé par des proto-partis, des groupements moins institutionnalisés mais possédant déjà une forte identité idéologique, comme le club des Jacobins, qui naît à l’époque de la Révolution française à l’initiative de députés de l’Assemblée constituante, et deviendra vite l’âme de la fraction la plus radicale de la Révolution.4 C’est en France à cette même époque qu’apparaît le clivage entre droite et gauche à partir de la position que l’on occupe par rapport au président de cette assemblée 5.

Connaître l’opinion publique. Savoir ce que pense la population est le rêve des politiques. Ça n’a longtemps pas été possible. Sous l’Empire napoléonien, les préfets renseignaient le ministre de la Police sur l’état de l’opinion publique telle qu’ils la percevaient, grâce en particulier à un réseau d’espions 6. Le sondage d’opinion est inventé aux Etats-Unis dans les années 30 par George Gallup, qui démontre leur efficacité en prédisant correctement la réélection du président Roosevelt en 1936. En France, la première enquête d’opinion est lancée en octobre 1938 par l’IFOP (Institut Français d’Opinion Publique) de Jean Stoetzel. Les sondages se sont multipliés ces dernières années, et leur précision demeure inégale. Certains se demandent même si le sondage lui-même n’influence pas le vote, l’électeur flottant pouvant désirer se retrouver dans le camp des vainqueurs.

Influencer le vote. L’essor de la démocratie est contemporain de l’essor du capitalisme et de la consommation de masse. Il ne faut donc pas s’étonner que les stratèges politiques aient emprunté des techniques au marketing, qui devient une discipline à part entière au début des « trente glorieuses » (1945-1975). Connaître l’opinion c’est bien, façonner le vote c’est mieux. Aux débuts de l’âge démocratique, les groupements et leurs candidats s’efforçaient de convaincre l’électeur par des comices, des banquets, la distribution de tracts, des publications, l’affichage, le porte à porte, les réunions publiques. A l’âge de la radio et de la télé, la participation à une émission est devenue un point de passage obligatoire. Le coût de la politique a parallèlement fortement augmenté, surtout là où – comme aux Etats-Unis 7– le financement des partis ou candidats par les entreprises reste autorisé ou n’est pas plafonné.

Ces techniques restaient rudimentaires. Selon Giuliano da Empoli, l’avènement du « techno-populisme » il y a 10-15 ans inaugure un nouvel âge, et une nouvelle catégorie d’opérateurs politiques qui se mettent au service des populismes en plein essor : Les ingénieurs du chaos, titre de ce livre paru en 2019 avec le sous-titre : « théorie et technique de l’internationale populiste ».

Giuliano da Empoli

Pourquoi « ingénieurs » ? Parce que ces personnages – les Arthur Finkelstein (en Hongrie notamment), Steve Bannon (aux Etats-Unis), Dominic Cummings (en Grande-Bretagne), Milo Yiannopoulos (aux Etats-Unis), ou Gianroberto Casaleggio (en Italie) – ont ceci en commun qu’ils ont su utiliser la puissance inédite des réseaux sociaux et du Big Data, et leur maîtrise des algorithmes, pour révolutionner la façon de faire de la politique afin d’exploiter la « rage contemporaine » pour la catalyser contre la démocratie libérale au profit des nouveaux leaders et partis populistes (surtout d’extrême droite) en voie d’émergence : le Trump de 2016 (mais la même chose pourrait être dite du Trump 2020), le UKIP de Nigel Farage 8, partisan du Brexit, le Fidesz de Viktor Orban en Hongrie, l’alliance du Mouvement Cinq étoiles (Bepe Grillo) et de la Ligue (Matteo Salvini) en Italie, etc.

Un seul exemple : les réseaux sociaux permettent aujourd’hui d’invididualiser les messages en fonction des préférences ou des aversions de chacun, devenues mesurables, et de pilonner telle ou telle catégorie-cible avec ceux ayant l’impact le plus fort, y compris des fake news. Cette stratégie a été extraordinairement efficace dans le victoire du Leave lors du référendum sur le Brexit en 2016 ou la première victoire de Trump en 2016 (contre Hillary Clinton).

L’auteur montre de façon convaincante que le jeu démocratique, de centripète qu’il était – l’élection se gagne au centre – est devenu centrifuge, car « la masse compacte a désormais été abolie au profit d’une collection d’individus séparés », qui ne se déterminent plus qu’en fonction de leurs préférences et aversions profondes, connues dans leur plus menus détails grâce aux algorithmes omniprésents sur internet 9. Conséquence : « Si le mouvement centripète de la vieille politique marginalisait les extrémistes, la logique centrifuge de la (nouvelle) politique les valorise », en sorte que « le mode pour conquérir une majorité n’est plus de converger vers le centre, mais d’additionner les extrêmistes ». C’est sans doute l’argument le plus intéressant, le plus dérangeant aussi, de ce bref essai.

Les ingénieurs du chaos ont su réveiller et faire exploser ces volcans de rage que nos peuples recélaient dans leur tréfonds. On le voit aujourd’hui, à l’extrême droite comme à l’extrême gauche – en expansion continue depuis 15-20 ans -, c’est le retour du refoulé ; le langage politique est comme désinhibé ; les insultes, les menaces, les accusations, les mensonges même, pleuvent, démultipliés par le lâche anonymat que permettent les réseaux sociaux.

En même temps, cette politique taillée sur mesure (que l’auteur qualifie de « quantique », car il n’y a plus de réalité objective, et chacun chemine dans sa bulle) aboutit à un rétrécissement de l’espace public, qui interdit de voir et de comprendre – et par suite de désirer et de rechercher – le bien commun.

La tragédie de la politique moderne, c’est peut-être cela : d’un côté, l’explosion de rage (qui aurait mérité une investigation plus profonde de ses racines, car on se demande pourquoi cette rage serait plus violente dans les pays les plus riches du monde que dans les plus déshérités) ; de l’autre, la disparition de cet espace public qui permettait d’élaborer et de fonder un minimum de consensus sans lequel la société se délite et sombre dans ce qu’Emile Durkheim appelait l’anomie 10.

On reste cependant sur sa faim. Car ce n’est pas l’exploitation habile et maligne des nouvelles technologies numériques qui a créé les populismes ; capter et catalyser la rage, et parfois l’exacerber (ce que font aussi les ingénieurs du chaos), suppose que celle-ci pré-existe à un certain degré 11. L’auteur écrit que « pour les ingénieurs du chaos le populisme contemporain naît de l’union de la colère et des algorithmes ». On aurait aimé mieux comprendre ce qui suscite la première.

Notes :

  1. Le suffrage ne deviendra vraiment universel en France qu’avec l’ordonnance du 21 avril 1944 du Gouvernement provisoire de la République française, signée par Charles de Gaulle, qui étend le droit de suffrage aux femmes. ↩︎
  2. Artcile 3 de la Constitution du 4 octobre 1958 : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». ↩︎
  3. Les régimes démocratiques se satisfont d’ordinaire de la majorité simple, qu’il s’agisse de gagner une élection (hors cas où la proportionnelle est en vigueur), ou de voter une loi au Parlement ou par référendum. Dans quelques cas, la majorité doit être qualifiée, par exemple en France pour une révision de la constitution en Congrès (article 89-3). Dans la réalité, les choses sont parfois un peu plus complexes : on a vu, par exemple, des présidents américains élus avec moins de suffrages que ceux obtenus par leur concurrent, car c’est le décompte des « grands électeurs » désignés dans le cadre de chaque Etat qui détermine l’issue de l’élection. Ce fut le cas de George W. Bush élu en 2000 contre Al Gore. ↩︎
  4. Initialement dénommé « Club breton », il est rebaptisé en octobre 1789, à la suite du transfert de l’Assemblé constituante de Versailles à Paris, en « Société des amis de la Constitution » et s’installe au couvent des Jacobins à Paris (un couvent dominicain situé rue Saint-Honoré), nom qui va faire sa célébrité. ↩︎
  5. Selon Marcel Gauchet : « la vraie naissance de la droite et de la gauche date de la Restauration ». La droite et la gauche. 2021. ↩︎
  6. Dans son Histoire secrète du cabinet de Napoléon Buonaparte, l’anglais Lewis Goldsmith (1763- 1846) qui vécut quelques années en France sous l’Empire, déclare que les espions sont partout : dans les salons des élégantes, les ambassades, les banques, les églises, les cabinets des juges et des notaires, les cafés, les cabarets, les théâtres, etc. Source. ↩︎
  7. Donald Trump et Kamala Harris ont ensemble levé près de 2,75 milliards de dollars (1,09 milliard de dollars pour le premier, 1,65 milliard pour la seconde), selon les chiffres de l’ONG, Open Secrets. Entre contributions massives et petites donations, le rôle des fonds privés et des super-PACs (comités d’action politique indépendants) s’est révélé crucial pour les deux candidats. Ni l’un, ni l’autre n’ont accepté de fonds publics, une tendance initiée par Barack Obama en 2008. Ce choix permet aux candidats de s’affranchir des contraintes liées aux subventions fédérales. Source. ↩︎
  8. Le parti indépendant du Royaume-Uni (UKIP) a laissé sa place au Brexit Party en 2019, qui à son tour se transforme en Reform UK début 2021. ↩︎
  9. Yuval Harari dans ses livres, et notamment dans ses 21 leçons pour le XXIe siècle, avait déjà remarquablement analysé ce fait stupéfiant que les GAFAM vous connaissent désormais mieux que vous ne vous connaissez vous-même. ↩︎
  10. Le mot anomie a fait son apparition dans la langue française dans un sens sociologique, en 1885 sous la plume d’un philosophe se voulant « sociologue », Jean-Marie Guyau (1854-1888). Mais c’est sa reprise par Emile Durkheim dans son livre Le suicide (1897) qui lui a donné son lustre. L’anomie est caractérisée par le manque de régulation de la société sur l’individu, par suite de l’effacement des valeurs morales, religieuses, civiques, etc. ↩︎
  11. Dans la page 101 de l’édition italienne (Universale Economica Feltrinelli, mars 2025), l’auteur évoque la « rage aveugle innée de l’Amérique ». Même remarque. ↩︎

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