Lecture : « La théorie du donut », de Kate Raworth

Ce livre publié en 2017 par l’économiste britannique Kate Raworth avec le sous-titre « sept façons de penser comme un économiste du XXIe siècle » a connu un succès mondial inattendu.

Pour deux raisons principalement.

La première est qu’il fournit une boussole à tous ceux qui perçoivent confusément que le système économique dominant est malade et non durable, sans pouvoir formuler un diagnostic aussi fiable et rigoureux que simple à comprendre. De ce dernier point de vue, on ne saurait sous-estimer la puissance suggestive de l’image et d’un bon graphique, comme celui du… donut.

La seconde raison est que l’auteur décoche des flèches cinglantes contre les économistes conventionnels, qui restent prisonniers de leurs dogmes et enfermés dans le silo de leur discipline, rabâchant un discours incapable d’imaginer les remèdes nécessaires à cette situation.

Le cadre conceptuel du donut

Pourquoi le donut ?

Le donut (doughnut en américain), c’est un beignet, c’est à dire un gateau de forme circulaire percé en son milieu. La partie comestible est délimitée par deux cercles concentriques.

C’est aussi une parabole de ce que doit viser l’humanité pour vivre et survivre durablement.

L’anneau intérieur représente les 12 besoins essentiels qui doivent être satisfaits pour tous – le fondement social : eau et assainissement ; alimentation ; énergie; santé ; logement; éducation ; revenus ; paix et justice ; démocratie et libertés publiques 1 ; équité sociale ; accès aux réseaux ; et égalité des sexes. Ces besoins ont été définis à partir des réflexions préparatoires aux Objectifs de Développement Durable, qui constituent les objectifs de la politique de développement pour la communauté internationale 2.

L’anneau extérieur délimite les limites ou plafonds écologiques de la planète, des valeurs de pollution qu’on ne peut dépasser sans risque. Le donut est basé sur les travaux des scientifiques Johan Rockström et Will Steffen publiés en 2009 et actualisés en 2015, qui ont identifié 9 frontières de la planète (planetary boundaries) : changement climatique ; érosion de la biodiversité ; perturbation des cycles de l’azote et du phosphore ; usages des sols ; utilisation d’eau douce ; diminution de la couche d’ozone ; acidification des océans ; pollution chimique ; concentration des aérosols. Ces limites sont interconnectées, c’est-à-dire que le dépassement d’une de ces frontières a une conséquence sur les autres (figure 1).

Figure 1 : le donut, avec au centre l’espace socialement juste et écologiquement sûr pour l’humanité, créé par une économie régénératrice et distributive

Le donut, c’est ainsi cet espace viable qui respecte l’équilibre entre ce qui est dû aux humains (le plancher) et ce qui est tolérable pour la planète (le plafond).

C’est aussi une autre manière de dépasser cette représentation de l’évolution économique – du progrès économique – comme une croissance exponentielle et infinie du produit intérieur brut (PIB), toujours sous-jacente au discours économique et politique dominant.

L’auteur ne tranche pas dans le débat entre tenants de la croissance verte et ceux de la décroissance (cf. ma recension sur ce blog du livre de Timothée Parrique, bouillant avocat de cette dernière). La première impliquerait pour être crédible un « découplage absolu suffisant » (sufficient absolute decoupling) entre croissance et utilisation des ressources (dont les combustibles fossiles), c’est à dire une réduction absolue de cette dernière, mais suffisante pour être compatible avec le respect des limites planétaires. On en est très loin. Par exemple, si la consommation de pétrole stagne autour des 4 300 millions de tonnes depuis 2016 , celle de charbon – le combustible le plus émetteur de dioxide de carbone – ne cesse d’augmenter après un léger déclin après 2014 ! 3. L’auteur se déclare agnostique dans ce débat, mais signifie clairement que les pays les moins avancés devront pouvoir croître pour satisfaire les besoins essentiels de leur population (cf. plus bas, l’exemple du Mali), tandis que les pays avancés devront se préparer à ce qu’elle appelle l’atterrissage après le vol en haute altitude de la croissance, et qu’il vaut mieux s’y préparer en commençant à se sevrer de l’addiction qu’elle a créée : « Le XXe siècle était l’âge de la croissance. Je crois que la maturité du XXIe siècle sera de comprendre que la croissance n’est qu’une phase de la vie. Et essayer d’imaginer ce que peut être une économie qui a fini de grandir et peut maintenant « prospérer ». La nature prospère depuis près de 4 milliards d’années. Nous ferions bien de nous en inspirer » 4.

Elle oblitère au passage avec talent une autre icône de la pensée économique conventionnelle : l’homo economicus, c’est à dire l’homme-agent et acteur de la scène économique caricaturé en calculateur égoïste et rationnel.

Chaque pays est différent

Les pays se trouvent dans des positions très différentes lorsqu’on leur applique le cadre conceptuel du donut. Prenons l’exemple de deux pays aux extrêmités du spectre de la richesse, les Etat-Unis et le Mali 5.

Les Etats-Unis, et d’une manière générale les pays à hauts revenus (dont la France), satisfont globalement les besoins essentiels de leur population, avec quelques nuances ; mais ils excédent massivement les limites planétaires (simplifiées et ramenées à 6 dans cette figure), notamment pour les émissions de gaz à effet de serre (GES), l’envers du décor de leur prospérité.

Figure 2 : le donut pour les Etats-Unis

Le Mali, en revanche, et d’une manière générale les pays à bas revenus ou pays les moins avancés, respecte en gros les limites planétaires, sauf pour l’utilisation des sols, mais est incapable de répondre à la plupart des besoins essentiels de sa population. C’est la rançon d’une croissance insuffisante, par rapport en tout cas à l’augmentation toujours soutenue de la population dans ce groupe de pays.

Figure 3 : le donut du Mali

Le diagramme ci-après, qui représente les pays sur un diagramme combinant les deux dimensions, montre une tripartition du monde, entre pays à fort dépassement des limites planétaires et faible déficit social (pays occidentaux) ; pays à fort dépassement des limites planétaires et déficit social fort ou modéré (Brésil, Russie, Iran, Turquie, etc.); et pays à faible dépassement des limites planétaires et déficit social élevé (nombre de pays d’Afrique sub-saharienne, Inde, etc.). Aucun pays n’atteint, et de loin, l’idéal du donut, matérialisé par le cercle vert dans le quadrant nord-ouest du graphique.

Figure 4 : Nombre de seuils franchis par pays.
Source: The social shortfall and ecological overshoot of nations. 2021.

Leçon pour les politiques

Il incombe aux politiques d’amener, ou de ramener selon le cas, leurs sociétés dans les limites planétaires (le plafond) et sociales (le plancher) qui balisent l’espace du donut. Cela supposera plus de croissance (qui peut et doit être moins sale) pour les pays pauvres, et certainement moins de croissance 6 pour les pays riches. Un peu de pollution pour les premiers, mais une forte réduction de celle des seconds. Mais aussi, entre autres, un effort de réduction des inégalités et une extension des droits politiques là où ils sont bafoués.

Cette double ambition de la nouvelle approche économique que Kate Raworth appelle de ses voeux, elle la résume dans la formule « une économie distributive et régénérative par dessein ».

Là aussi, on en est loin. Sur la question des limites planétaires, chez nombre de décideurs politiques, et une grande partie de nos concitoyens, le déni continue à prévaloir ou l’adhésion de principe est contredite par l’inertie des comportements, qui seuls comptent. Ainsi, 75% des Français se sentent préoccupés par les impacts des dérèglements climatiques d’ores et déjà observés dans le pays, et pour plus de la moitié des Français (55% vs 39% en moyenne mondiale) le changement climatique est la plus grande menace sanitaire qui pèse sur l’humanité, mais ils sont « très dubitatifs sur les bienfaits d’une transition énergétique ». Ces doutes portent notamment sur les véhicules électriques et les éoliennes 7. Et puis, c’est toujours aux autres de commencer…8

Ce survol rapide ne rend pas justice à ce livre très riche, qui ne cesse d’interpeller – et parfois d’ébranler – le lecteur en remettant en cause ses idées et croyances les plus enracinées (sur la monnaie, l’héritage, les migrations comme moyen de réduire les inégalités…, etc.).

Il n’y a pas de doute en tout cas sur la direction du voyage, si l’on veut transmettre à nos enfants une planète encore viable.

Pour aller plus loin, cf. cette interview de Kate Raworth.

Notes :

  1. L’indicateur retenu est « Voice and Accountability Index » de la Banque mondiale, qui reflète les perceptions de la mesure dans laquelle les citoyens d’un pays sont en mesure de participer à la sélection de leur gouvernement, ainsi que la liberté d’expression, la liberté d’association et la liberté des médias. ↩︎
  2. Les 17 ODD ont été adoptés en septembre 2015 par les Nations Unies (193 pays signataires) dans le cadre de l’Agenda 2030 pour le développement. Ils doivent être atteints d’ici 2030 :
    PAS DE PAUVRETE 
    : Eliminer l’extrême pauvreté et la faim
    FAIM ZERO : Eliminer la faim, assurer la sécurité alimentaire, améliorer la nutrition et promouvoir l’agriculture durable
    BONNE SANTE ET BIEN-ETRE : Permettre à tous de vivre en bonne santé et promouvoir le bien-être de tous à tout âge
    EDUCATION DE QUALITE : Assurer l’accès de tous à une éducation de qualité, sur un pied d’égalité et promouvoir les possibilités d’apprentissage tout au long de la vie
    EGALITE DES SEXES : Parvenir à l’égalité des sexes et autonomiser toutes les femmes et les filles
    EAU PROPRE ET ASSAINISSEMENT : Garantir l’accès de tous à l’eau et l’assainissement et assurer une gestion durable des ressources en eau
    ENERGIE PROPRE A UN COUT ABORDABLE : Garantir l’accès de tous à des services énergétiques fiables, durables et modernes, à un coût abordable
    TRAVAIL DECENT ET CROISSANCE ECONOMIQUE : Promouvoir une croissance économique soutenue, partagée et durable, le plein emploi productif et un travail décent pour tous
    INDUSTRIE, INNOVATION ET INFRASTRUCTURES : Bâtir une infrastructure résiliente, promouvoir une industrialisation durable qui profite à tous et encourage l’innovation
    INEGALITES REDUITES : Réduire les inégalités dans les pays et d’un pays à l’autre
    VILLES ET COMMUNAUTES DURABLES : Faire en sorte que les villes et les établissements humains soient ouverts à tous, sûrs, résilients et durables
    CONSOMMATION ET PRODUCTION DURABLES : Etablir des modes de consommation et de production durables
    LUTTE CONTRE LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES : Prendre d’urgence des mesures pour lutter contre les changements climatiques et leurs répercussions
    VIE AQUATIQUE : Conserver et exploiter de manière durable les océans, les mers et les ressources marines aux fins du développement durable
    VIE TERRESTRE : Préserver et restaurer les écosystèmes terrestres, en veillant à exploiter de façon durable, gérer durablement les forêts, lutter contre les désertification, enrayer et inverser le processus de dégradation des sols et mettre fin à l’appauvrissement de la biodiversité
    PAIX, JUSTICE ET INSTITUTIONS EFFICACES : Promouvoir l’avènement des sociétés pacifiques et ouvertes à tous aux fins du développement durable, assurer l’accès de tous à la justice et mettre en place, à tous les niveaux, des institutions efficaces, responsables et ouvertes à tous.
    PARTENARIATS POUR LA REALISATION DES OBJECTIFS ↩︎
  3. Source : Energy Institute Statistical Review of World Energy, 2023. ↩︎
  4. cf. cette interview de Kate Raworth. ↩︎
  5. Source: site du Doughnut Economics Action Lab. ↩︎
  6. Le livre inclut également – après d’autres – une critique du PIB comme mesure fiable de la production de richesse. ↩︎
  7. Source: sondage IPSOS à l’occasion de la journée internationale de la terre. 2025 ↩︎
  8. J’ai traité l’argument perturbant du « cavalier seul » (pourquoi faire des efforts si les autres s’en dispensent ?) dans un autre article sur ce blog. ↩︎

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