
7 août 2025
« Il n’y aura pas de refondation de notre démocratie s’il n’y a pas de refondation de la haute fonction publique »
« La caste, avec Emmanuel Macron à sa tête, c’est une forme de pouvoir qui allie le pire du néolibéralisme en économie et le pire du bonapartisme en politique ».
Laurent Mauduit
« Le despotisme administratif est le seul qu’aient à craindre les démocraties ».
Alexis de Tocqueville
Au fond, qui détient vraiment le pouvoir politique en France ?
La question paraîtra incongrue, et la réponse évidente, à ceux qui prennent la démocratie au pied de sa lettre, c’est à dire selon l’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 : « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».
C’est que la démocratie moderne repose sur quelques articles de foi, auxquels seules la force de l’habitude, une bonne dose de naïveté et notre incapacité à concevoir une alternative meilleure et crédible permettent encore de durer.
L’un d’eux est que c’est la décision du peuple lui-même (par la voie de référendum) ou de ses représentants élus (par la voie du Parlement) qui exprime la souveraineté nationale, qui fait la loi (article 3 de la Constitution : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum »).
Un autre article de foi est que le pouvoir exécutif ne fait qu’exécuter, c’est à dire appliquer les décisions du législateur (la loi), et que l’administration est l’instrument docile du premier (article 20 de la Constitution : « Le Gouvernement (...) dispose de l’administration et de la force armée »), neutre et tout entière dévouée au service de l’intérêt général.
Il y a bien longtemps qu’on n’y croit plus beaucoup, et que la haute administration, en particulier, s’est efforcée de tirer avantage de sa position au sommet de l’Etat, et, sinon de s’approprier ce dernier, à tout le moins d’en contrôler l’action. D’ailleurs, cette inclination n’est pas propre à la France. Je me souviens de la série britannique brillante et désopilante Yes Minister, puis Yes Prime Minister, dans les années 80, dans laquelle Sir Humphrey Appleby, le chef de l’administration, déjouait presque sans coup férir les velléités de son patron politique – Jim Hacker – de lui imposer sa volonté.
Lorsque le chef de cabinet de ce dernier indique à Sir Humphrey qu’il pense que « le Premier ministre veut gouverner la Grande-Bretagne », ce dernier lui répond : « Ceci doit être stoppé ; il n’est pas qualifié pour cela ». Un autre mandarin, Sir Frank, chef de l’administration du Trésor, confie plus tard à Sir Humphrey : « les politiciens sont comme des enfants – on ne peut pas leur donner simplement ce qu’ils veulent, cela ne fait que les encourager ». Et de conclure : « ce serait un jour noir pour le pays si les politiciens commençaient à gérer le pays. » 1
Dans La caste, livre-pamphlet publié en 2018, le journaliste Laurent Mauduit, cofondateur du média en ligne Mediapart, fracasse le second de cet article de foi, en ciblant les dérives de la haute administration depuis les débuts de la Ve République et surtout depuis 1983-1986. Sa charge est féroce, impitoyable. Surtout contre Macron, et le macronisme. Elle n’est pas non plus complètement originale. Un autre journaliste passé par les cabinets ministériels, Thierry Pfister, avait dénoncé à la fin des années 80 « la colonisation de l’univers des décideurs politiques par les membres de la haute administration » 2.
Ce que Mauduit appelle la caste « rassemble une cohorte de haut fonctionnaires, issue pour l’essentiel de Bercy, notamment de l’inspection, des finances ou de la direction du Trésor, qui a pactisé avec le monde de la finance et de la banque française » ; elle est « tentaculaire », contrôlant « la forteresse de Bercy, dont les grandes directions pèsent d’un poids croissant sur la vie publique du pays, (e) dirige la finance française et des groupes du CAC 40 », sans compter « des intellectuels, une poignée d’économistes ainsi qu’une ribambelle de conseillers d’État ».
L’idée de caste renvoie à un groupe fermé, « qui se distingue par ses privilèges et son esprit d’exclusive à l’égard de toute personne qui n’appartient pas au groupe », selon la définition du Larousse. Ailleurs, dans le livre, l’auteur la qualifie aussi d’oligarchie, « régime politique où l’autorité est entre les mains de quelques personnes ou familles puissantes ; ensemble de ces personnes », selon le dictionnaire. C’est plutôt ce second sens qui inspire la diatribe de Laurent Mauduit.
Récapitulons-en les points principaux.
Cette Caste (spécialement les inspecteurs des finances) s’est enrichie à la faveur des privatisations (à partir de 1986 et la première cohabitation), et de la mutation de la France autour de la même période vers le modèle anglo-saxon de capitalisme (par opposition au modèle rhénan 3), caractérisé par la toute-puissance de l’actionnaire, le poids des investisseurs institutionnels comme les fonds de pension, et l’obsession de la rentabilité financière à court-terme. L’inspection des finances s’empare de la finance française, c’est le « hold-up sur le CAC 40 », et « les grands commis de l’Etat sont devenus les grands commis du CAC 40 ».
Entre pantouflages et « rétropantouflages » (le retour vers l’administration de hauts fonctionnaires passés par le privé ; le plus emblématique étant celui d’Emmanuel Macron lui-même), la consanguinité entre privé et public s’accentue, au point que l’auteur parle d’une « sorte de privatisation de l’Etat par l’intérieur », et même de « hold-up sur l’Etat ».
Lequel a été facilité par ce « capitalisme de connivence » qui est la marque du capitalisme français depuis ses origines, un capitalisme qui a du mal à comprendre ce qu’est un conflit d’intérêt, et à accepter les limites qu’il trace. Notre caste fonctionne comme une société d’entraide, qui ne songe qu’à servir ses propres intérêts, et ceux de la finance, avant de servir l’Etat. C’est l’émergence d’une « haute fonction publique vénale, attirée par l’argent », et au centre de cette toile, et souvent à la manoeuvre, Alain Minc, fait figure d’une sorte de parrain, conseillant les princes, nouant deals et intrigues, et plaçant ses amis.
La période des privatisations est contemporaine d’une autre mutation. A partir de 1982-83, la France a connu le « tournant de la rigueur », l’abandon forcé de la politique de relance keynésienne du premier gouvernement socialo-communiste dirigé par Pierre Mauroy. L’oligarchie de Bercy, selon notre auteur, se convertit à peu près à cette époque, et quasiment comme un seul homme, à la doxa, la « pensée unique néo-libérale », dont Jean-Claude Trichet aurait été « la première incarnation » 4, laquelle va désormais aussi imbiber les partis de gouvernement, UMP et PS, au point de les rendre indistinguables, au delà des apparences.
Cette nouvelle doctrine, qui reflète le triomphe du capitalisme anglo-saxon, peut se résumer ainsi : privilégier le capital sur le travail ; modération salariale ; désinflation ; réduction de la dépense et des déficits publics ; austérité ; etc. Ce primat de la pensée unique est conforté par l’Europe. En effet, avec la création de la monnaie européenne (effective dès 2000) et de la Banque centrale européenne et le jeu des critères (du traité) de Maastricht (1992) 5 plafonnant les niveaux de déficit et de dette publique, la politique monétaire et la politique budgétaire passent désormais, en quelque sorte, sous « pilotage automatique », privant le France de ses marges de manoeuvre en matière économique.
La dernière étape, avec l’élection d’Emmanuel Macron, c’est la mutation vers une « administration – parti » : c’est la haute administration qui a le pouvoir, ou plutôt qui élabore les politiques publiques, dont des fantoches politiques (dont on ne sait même plus les noms) donneront l’illusion à leurs électeurs d’être les concepteurs. « Macron c’est Necker qui se prend pour Louis XIV » ! Comme l’avait bien vu Sir Frank : « ce serait un jour noir pour le pays si les politiciens commençaient à gérer le pays ».
Comme l’a écrit un collectif d’agents publics engagés (à gauche) sur Médiapart : « Idéologiquement, la communion entre administration et politique est totale. Et pour cause : la ligne politique gouvernementale est très largement issue du terreau administratif incarné par « la main droite de l’Etat », celle que P. Bourdieu définissait comme les « énarques du ministère des finances, des banques publiques ou privées et des cabinets ministériels » 6.
Cette prise du pouvoir par la haute administration (au premier chef, Bercy) a été facilitée par la nature profondément verticale et autoritaire de la Ve République. Et l’auteur de citer Marc Bloch qui, dans son livre magnifique sur l’effondrement de 1940, L’étrange défaite, avait pointé la responsabilité des élites : « Une démocratie tombe en faiblesse (…) si ses hauts fonctionnaires (…) ne la servent qu’à contrecoeur. » L’auteur dénonce la formation des hauts fonctionnaires et de ses pépinières parisiennes : Sciences Po Paris, et surtout l’Ecole nationale d’administration, « machine à produire une oligarchie triomphante ». L’erreur cardinale c’est d’avoir créé une école dédiée et spécialisée (dont Sciences-Po est l’antichambre presque obligée), qui sécrète esprit de corps, routine, bureaucratie, morgue collective (ce sont les termes dont use Marc Bloch), au lieu de créer un concours ouvert aux étudiants issus de l’université, comme en Grande-Bretagne. Il préconise la suppression de l’ENA et de l’inspection des finances.
Mais il faudra bien plus que ces mesures techniques. L’auteur estime que « le combat contre ce système oligarchique exige une vaste refondation ou une révolution démocratique ».
Difficile de ne pas souscrire à la plupart des constats du livre, même si l’auteur, ouvertement de gauche, en rajoute un peu trop dans le fantasme d’une administration entièrement sous emprise du catéchisme néo-libéral. Qu’on sache, avec le record du monde de la dépense publique et une dette publique qui dépasse les 110% du PIB, ce n’est pas d’un excès d’austérité dont souffre la France, mais plutôt de prodigalité !
Au delà, à mon sens, il conviendrait de remettre en cause le présidentialisme à la française, le déséquilibre des pouvoirs qu’il induit au sommet de l’Etat (cf. mon article), ainsi que le rôle, la voilure et les modes de gestion de ce dernier. Même si la puissance de la haute administration n’est pas directement corrélée à la taille du secteur public, il y a forcément un lien.
Au delà, il nous faudrait revenir à un régime institutionnel qui permette aux élus du peuple d’exercer pleinement le pouvoir qu’ils tiennent de ce dernier ; et de faire émerger un personnel politique de qualité, compétent, intègre, pénétré de l’intérêt général et patriote.
Car c’est aussi l’absence – ou plutôt l’éclipse depuis au moins 15-20 ans – de ce dernier (hormis quelques exceptions) qui est responsable de cette prise du pouvoir par la Caste.
La conclusion de Pfister est toujours aussi pertinente aujourd’hui : « Tout le problème français consiste donc à retracer, autant que faire se peut, la nécessaire frontière qui doit exister entre le décideur politique, comptable de ses choix face au suffrage universel, et l’indispensable administration dans le rôle essentiel ne peut qu’être second » 7.
Notes :
- Yes Prime Minister, Volume 1. 1986 ↩︎
- La Républiques des fonctionnaires. 1988. ↩︎
- Distinction effectuée par Michel Albert dans son livre remarqué Capitalisme contre capitalisme (1991). ↩︎
- Jean-Claude Trichet (né en 1942), énarque, inspecteur des finances, aura été directeur du cabinet d’Edouard Balladur, Ministre des finances sous la première cohabitation (1986-1987), Directeur du Trésor (1987-1993), Gouverneur de la Banque de France (1993-2003), et enfin Président de la Banque centrale européenne (2003-2011). ↩︎
- Deux critères sont relatifs à la maîtrise des déficits publics : le déficit des finances publiques ne doit pas dépasser 3 % du PIB pour l’ensemble des Administrations publiques et la dette publique doit être limitée à 60 % maximum du PIB. ↩︎
- Source : ici. ↩︎
- Pfister, op.cit. ↩︎
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