
26 septembre 2025
« La Russie est la machine à cauchemars de l’Occident »
Voici un roman passionnant et glaçant tout à la fois, qui a rencontré un accueil chaleureux du public, et lui a valu d’être porté au cinéma par Olivier Assayas 1.
Peut-être faudrait-il plutôt parler d’ailleurs de faux roman, car, hormis quelques noms modifiés et traits retouchés de certains personnages (dont celui du principal), ce « roman » est avant tout une description de l’ascension, des ambitions et de la politique de Vladimir Poutine, devenu premier ministre en 1999, puis président en 2000, de la Fédération de Russie.
L’auteur y juxtapose une réflexion sur la Russie, et une méditation sur le pouvoir.
Le roman est construit autour d’un entretien en Russie, à une époque indéterminée mais récente, entre le narrateur anonyme (un universitaire ?) et Vadim Baranov, personnage nimbé de mystère et ancien conseiller du Tsar. C’est le « mage du Kremlin », ou « nouveau Raspoutine » 2, en raison de l’influence plutôt considérable qu’on lui prêtait sur le Tsar.
C’est par l’intermédiaire improbable de l’écrivain Zamiatine (un personnage réel celui-là, cf. mon article), que tous deux admirent, que se noue leur rencontre… sur un réseau social. Baranov (sous un pseudo) propose au narrateur de lui montrer quelque chose, qui est l’original d’une lettre adressée par Zamiatine à Staline en 1931, implorant ce dernier de le laisser s’expatrier en France pour pouvoir continuer à écrire. 3
Le livre est très intéressant sur le contexte politique, économique et social prévalant à la fin des années Yeltsine (1991-1999), et comment Poutine, alors obscur chef du FSB 4, fut adoubé par les oligarques, Boris Berezovski en tête, pour succéder à Yeltsine 5.
L’URSS a perdu la guerre froide et, dans la foulée de la chute du mur de Berlin (novembre 1989) et de la réunification allemande (octobre 1990), s’est disloquée en décembre 1991, chacune de ses 15 républiques devenant un Etat souverain. La Russie s’est effondrée économiquement, et ouverte à l’Occident et aux Mac Donald’s. Le pouvoir russe, rallié à un libéralisme primitif à la sauce américaine, se lança alors dans une politique de privatisations avec coupons, qui permit à une clique d’audacieux très malins et peu scrupuleux, souvent très jeunes, de dépouiller l’Etat à vil prix. Ce sont les « oligarques » de première génération : les Potanine, Fridman, Deripaska, Khordorkovski, Abramovitch, etc. Au tournant du millénaire, la Russie est un pays chaotique, appauvri et humilié, en proie à des tensions séparatistes (notamment la Tchétchénie), et son avenir est aussi incertain que la santé de son Président est chancelante et son goût pour la vodka immodéré.
Il fallait un homme neuf.
On oublie que rien ne destinait Poutine à devenir un nouveau Tsar, tel que l’auteur le baptise, redoutable et redouté. Celui que les oligarques, inquiets, représentés par Boris Berezovski, avaient choisi pour succéder à un Yeltsine de plus en plus instable et faible, devait être une marionnette entre leurs mains. Un peu comme Bonaparte pour Sieyès, après le coup d’Etat de Brumaire An VIII (9 novembre 1799), avant que celui-ci se refusât à n’être qu’un « cochon à l’engrais » 6.
Mais très vite, Poutine, le fonctionnaire gris et effacé, s’émancipe, comme Bonaparte, de cette lourde tutelle, et la marionnette arrache les fils qui devaient guider ses faits et gestes. L’événement fondateur, celui qui va lui permettre d’asseoir son autorité, c’est la guerre en Tchétchénie 7. Poutine frappe vite et fort : « le Tsar a restauré la verticale du pouvoir en Russie et les électeurs lui ont été reconnaissants ». Il gagne l’élection présidentielle de mai 2000 dès le premier tour. Il ne cessera ensuite de renforcer son pouvoir, même quand, par respect pour la Constitution, il devra céder la présidence à son fidèle laquais, Dmitri Medvedev, dont il sera le…premier ministre (2008-2012) 8.
Baranov, c’est un peu le porte-parole de Poutine, un porte-parole qui nous paraît presque sympathique, parce qu’il est lettré, qu’il a des manières, qu’il se décrit lui-même comme un « marginal », un « étranger » par rapport à Poutine et sa bande, et qu’il lui arrive d’exprimer des scrupules 9.
La consolidation du pouvoir de Poutine et de ce que Baranov appelle la « démocratie souveraine », passe par la mise au pas des oligarques forcés à l’exil (Berezevoski), ou arrêtés (Khodorkovski). Mais aussi l’élimination physique de tout opposant jugé dangereux 10. Il existe un consensus parmi les observateurs et les médias internationaux pour considérer que Poutine, directement ou indirectement, a ordonné ou couvert l’assassinat d’oligarques et d’opposants qui menaçaient son pouvoir ou ses intérêts.
Dans tous les secteurs-clés, sur lesquels l’Etat remet la main, Poutine place des hommes sûrs, les siloviki, les hommes des services de sécurité, « une nouvelle élite » selon Baranov. La Russie et restructure ses forces armées et réarme massivement. « C’est ainsi qu’en Russie l’Etat est redevenu la source de toute chose ».
Au départ, le régime du Tsar n’est pas ouvertement contre l’Occident. Le tournant, nous est-il suggéré dans le roman, intervient autour de la « révolution orange » 11 en Ukraine, en novembre-décembre 2004, un an après celle dite des « roses » en Géorgie. Poutine y voit la main des Etats-Unis, de l’Occident plus généralement, dont l’intrusion dans la sphère d’influence russe est à ses yeux inacceptable. Il fallait réagir.
En 2014, Poutine suscitera le mouvement de sédition dans le Donbass, soutenu et financé en sous-main, sinon discrètement par Moscou, pour « défendre les Ukrainiens russophones des nazis de Maïdan » 12. Puis envahira l’Ukraine en février 2022. Aujourd’hui, aidé par la Chine, il s’attelle à former une internationale des dictateurs contre l’Occident décadent et ses « fausses valeurs » 13.
Tout cela est connu.
Mais au fond que faisait Baranov, et qui le rendait si utile auprès du Tsar et qui lui valut sa réputation ? Le roman ne fait que le suggérer, mais en substance sa fonction est de manipuler l’opinion, thème que l’auteur explore dans son essai Les ingénieurs du chaos (cf. mon article) : « Parti du théâtre, j’étais passé à la mise en scène de la réalité » ; de créer le chaos chez l’ennemi occidental en exploitant la « sourde et sacro-sainte du peuple qui plonge ses racines dans l’origine même de l’humanité ». Cela en utilisant la puissance des réseaux sociaux ; et en déclenchant une guerre en Ukraine (celle de 2014 – le livre a été écrit avant l’offensive généralisée de février 2022), dont Baranov nous suggère qu’elle ne visait pas d’abord à un agrandissement territorial, mais, encore une fois, au chaos. On aperçoit l’idée, même si on eût aimé que l’auteur l’explicitât davantage.
Le livre se clôt par une méditation sur le pouvoir. Baranov en revient à Zamiatine. L’obsession du pouvoir, ou plutôt du Pouvoir, c’est d’abolir l’évènement. Or, l’évènement aujourd’hui, avec les technologies meurtrières qui prolifèrent, peut déboucher sur l’apocalypse. Mais aussi, ce pouvoir, qui a toujours été imparfait parce qu’in fine il reposait toujours sur le consentent humain (même la pire dictature), est en mesure désormais d’atteindre la perfection grâce aux technologies de surveillance. Et « dans un monde gouverné par les robots, il ne s’agit que d’une question de temps avant que le sommet même ne soit remplacé par un robot ». De sorte que « l’histoire humaine se termine avec nous ».
Ce livre captive pas son sujet, par ses réflexions sur le pouvoir, nourries de l’expérience politique réelle de Da Empoli 14. Mais il séduit aussi par ses qualité littéraires, bien que l’auteur eût confessé qu’il l’avait rédigé dans un mélange de français et d’italien, mâtiné de quelques mots d’anglais ! Et par sa discrète érudition. Le résultat est une grande réussite.
Notes :
- Le film sortira en France en janvier 2026. ↩︎
- Référence à Grigori Raspoutine, mystique et guérisseur, dont l’influence sur la famille impériale russe à l’époque du tsar Nicolas II fut telle et jugée si toxique qu’une conjuration se noua pour l’éliminer. Il fut assassiné, non sans mal, dans la maison du prince Félix Ioussoupov, le 17 décembre 1916. ↩︎
- Un passage de cette lettre, qui touchera tous ceux qui mettent la liberté d’expression (et la sincérité qui devrait en être la seule source) au dessus de toutes les autres : « Je sais que j’ai l’habitude, très inconvenante, de dire ce que je considère être la vérité, plutôt que de dire ce qui me serait utile sur le moment. » ↩︎
- Principal successeur du FSK, lui-même successeur en 1991 du KGB. ↩︎
- Il est nommé premier ministre en août 1999. ↩︎
- Ainsi qu’il le confia bien plus tard au Comte de Las Cases, auteur du Mémorial de Sainte-Hélène, publié deux ans après la mort de l’Empereur. La citation complète est la suivante : « Et comment avez-vous pu imaginer, M. Sieyès, qu’un homme de quelque talent et d’un peu d’honneur voulût se résigner au rôle d’un cochon à l’engrais de quelques millions ? » (Mémorial de Sainte-Hélène). Sur les projets constitutionnels de Sieyès, analyse fouillée ici. ↩︎
- Dite Seconde guerre de Tchétchénie (1999-2000). ↩︎
- Poutine est réélu président en 2012, puis en 2018. En 2020, il fait adopter par référendum la non-limitation des mandats présidentiels dans le temps, ce qui lui permettrait de se maintenir jusqu’en 2036 au pouvoir. Il ne battra pas, mais se rapprochera du record de Teodoro Obiang Nguema Mbasogo, Président de la Guinée équatoriale, en fonction depuis le 3 août 1979 ! ↩︎
- L’inspirateur du personnage de Baranov est Vladislav Sourkov, qui démissionna (lui aussi) de ses fonctions de conseiller du Tsar en 2013, pour raisons personnelles. Sur les idées de Sourkov, cf. cet article, et celui-ci. ↩︎
- Le Kremlin utilise des méthodes variées : empoisonnements (comme celui d’Alexandre Litvinenko au polonium 210, Sergueï Skripal en 2018 et Alexei Navalny en 2020 au novitchok, et …2024), accidents arrangés, pressions menant au suicide, assassinat pur et simple par balles (Anna Politkovskaïa en 2006, Boris Nemtsov en 2015), et même crash d’avion (Prigojine en 2023). ↩︎
- D’après la couleur du parti de Viktor Iouchtchenko, candidat à l’élection présidentielle dont la défaite dans un scrutin truqué contre le candidat pro-Kremlin Viktor Ianoukovytch fut l’étincelle du mouvement. ↩︎
- Allusion à La révolution de la Dignité, également dénommée révolution de Maïdan, ou révolution de Février, qui eut lieu à Kyiv entre le 18 et le 23 février 2014, qui se conclut par la la destitution du président Ianoukovytch. La propagande de Poutine a toujours dépeint le régime ukrainien pro-occidental comme un régime nazi, même lorsque son président (Zelinsky) était juif. ↩︎
- Comme on l’a vu à l’occasion du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) (fin août 2025) ↩︎
- Il fut entre autre adjoint au maire de Florence, et conseiller de Matteo Renzi, Président du conseil italien (2014-2016). ↩︎
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