Peut-on dépasser le capitalisme ? (2) : pour un capitalisme plus équitable

Dans mon premier article sur le capitalisme, je passais en revue les problèmes classiquement associés au capitalisme. Dans celui-ci, je zoome sur celui de l’inégalité du pouvoir dans l’entreprise et dans la répartition des fruits de l’activité économique, et suggère quelques pistes pour y remédier.

Le capitalisme souffre depuis l’origine d’une double faiblesse, qui a toujours entaché sa légitimité auprès d’une large fraction de la population, celle qui n’était pas du bon côté du manche, et la classe intellectuelle, majoritairement de gauche et anticapitaliste dans notre pays.

Il s’agit de la double inégalité dans la répartition du pouvoir et dans la répartition des résultats de l’entreprise.

Pour faire court, les propriétaires-actionnaires ont tous les pouvoirs de décision dans l’entreprise (sauf limites posées par la loi, par exemple le Code du travail), et les propriétaires-actionnaires sont les seuls à recevoir les bénéfices (le résultat net en termes comptables) qui ne sont pas réinvestis.

Ce sont deux aspects de la liberté économique. Mais aussi une conséquence du droit de propriété. Le capitaliste est détenteur des moyens de production ; il serait donc seul fondé à en décider de l’utilisation et du résultat économique qu’elle génère.

A ceci près que le capitaliste-propriétaire n’est pas tout seul. Sans le « facteur travail » – les salariés, qui sont des humains – qui actionnent ces moyens de production, il n’y a pas de production, et pas de résultat (de profit), sauf là où la production peut être entièrement robotisée.

La double exigence d’équité et de réduction des inégalités demande la recherche d’un juste équilibre entre le droit de propriété (et la légitime récompense due à l’entrepreneur-innovateur qui risque son capital1) et la considération due aux humains qui concourent au processus de production. Au-delà, la cohésion sociale ne pourra que bénéficier de ce qui réduit l’antagonisme des classes sociales2.

Cette préoccupation n’est pas nouvelle.  On a cherché à y faire droit au fil de l’histoire selon plusieurs modalités.

La première a été le développement du champ de ce qu’on appelle aujourd’hui l’économie sociale et solidaire (ESS), qui désigne un ensemble d’entreprises organisées sous forme de coopératives, mutuelles, associations, fondations ou sociétés commerciales même3 qui poursuivent un « but autre que le seul partage des bénéfices », et adoptent des modes de gestion démocratiques et participatifs.  Cette « économie sociale et solidaire » représente 165 000 entreprises et 14% des salariés du privé aujourd’hui en France.

La deuxième a été le développement de mécanismes d’association des salariés aux bénéfices. C’est l’épargne salariale dont l’origine remonte aux débuts de la Présidence du Général de Gaulle (1959) et qui est un système d’épargne collectif mis en place au sein de certaines entreprises. Le principe consiste à verser à chaque salarié une prime liée à la performance de l’entreprise (intéressement4) ou représentant une quote-part de ses bénéfices (participation5). Les sommes attribuées peuvent, au choix du salarié, lui être versées directement ou être déposées sur un plan d’épargne salariale. En 2021, 53% des salariés du privé sont couverts par un de ces dispositifs en France.

La troisième consiste à faire des salariés des actionnaires et peut être réalisée via une augmentation de capital réservée6 ; une cession de titres réservés ; l’attribution gratuite d’actions7 ; et l’attribution d’options de souscription ou d’achats d’actions (stock-options8).

L’association des salariés aux décisions de l’entreprise -notamment au travers de la « codétermination », qui permet la participation des représentants des salariés dans les conseils d’administration ou de surveillance des entreprises— reste le parent pauvre en France, alors qu’elle est bien acclimatée en Allemagne9. Le « conseil d’entreprise » créé en 2017, et qui a le pouvoir de donner des avis conformes, a minima sur la formation, n’a pas décollé. 

Je suis convaincu que l’on peut aller plus loin. Quelques pistes : 

a) Relancer le chantier de la co-détermination, en favorisant l’expérimentation.

b) Plafonner les rémunérations des dirigeants (mais aussi de ces salariés non dirigeants qui perçoivent des rémunérations faramineuses, comme les sportifs de haut niveau) à un multiple de la rémunération médiane de l’entreprise10. Le Président de la République, pourtant plutôt bien disposé vis-à-vis des hautes rémunérations , s’était ému en avril 2022 du montant du paquet de la rémunération du PDG de Stellantis, Carlos Tavares : « Il faut se donner des plafonds et avoir une gouvernance pour notre Europe qui rendent les choses acceptables, sinon la société, à un moment donné, explose. (…) On doit pouvoir mettre un plafond, si on le fait au niveau européen, ça peut marcher »11. On ne sait si une telle Directive est en préparation à Bruxelles.

c) Généraliser les dispositifs d’épargne salariale et d’actionnariat salarié à la plupart des entreprises.

d) Faciliter la reprise d’une entreprise par les salariés (RES).

e) Revaloriser les bas salaires en réduisant le poids des charges sociales (assises en France sur les salaires) en le basculant sur la TVA, dont l’avantage est qu’elle n’est pas un impôt sur la production mais sur la consommation, et donc aussi celle des produits importés. Le salaire net serait accru à coût économique pour l’entreprise inchangé (voire réduit).

f) Promouvoir le passage de la retraite par répartition (structurellement déficitaire) à la retraite par capitalisation12, ou plutôt à un système hybride comme le pratiquent nombre de pays européens, permettant d’élargir encore l’actionnariat populaire et de mieux contrôler le capital de nos entreprises nationales.

g) Last but not least, mieux former, et systématiser la formation continue.

Pour retisser le lien social, et alors que la relation au travail est en plein chamboulement, voici un chantier mobilisateur, et plus réaliste surtout que le mirage d’un « grand soir », qui prétendrait éliminer le capitalisme par la Révolution.

Des révolutions, on sait surtout qu’elles se terminent en dictature et dans un bain de sang.


Notes :

  1. Cf. mon précédent article sur le rôle-clé accordé à l’entrepreneur-innovateur par Schumpeter dans la définition du capitalisme. ↩︎
  2. Je n’hésite pas à utiliser ce vocable, qui avait la faveur de Tocqueville aussi bien que de Marx, mais sans lui donner le sens de combat et historiciste (« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes », Manifeste du Parti communiste) que lui prêtait ce dernier. ↩︎
  3. Elles bénéficient d’un cadre juridique renforcé par la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 modifiée relative à l’ESS. ↩︎
  4. L’intéressement est un dispositif d’épargne salariale. Sa mise en place est facultative. En pratique, il se traduit par le versement de primes aux salariés en fonction de l’atteinte d’objectifs ou de performances, définis à partir de critères précis. Les sommes attribuées au titre de l’intéressement peuvent être perçues immédiatement par les salariés qui le demandent ; à défaut elles sont investies, avec un avantage fiscal à la clef, dans un plan d’épargne salariale (PEE, PEI, PERCO ou nouveau plan d’épargne retraite d’entreprise collectif – PERE-CO). ↩︎
  5. La participation a pour objectif de garantir collectivement aux salariés le droit de participer aux résultats de l’entreprise. Elle prend la forme d’une participation financière, calculée en fonction du bénéfice net de l’entreprise, constituant la réserve spéciale de participation (RSP). Elle est obligatoire pour les entreprises d’au moins 50 salariés. A l’occasion de chaque répartition de la participation, les salariés peuvent demander le versement immédiat de la prime (en tout ou partie).  A défaut, la somme est bloquée pendant 5 ans au minimum (8 ans en l’absence d’accord de participation), sauf mise en œuvre d’un cas de déblocage anticipé prévu par la loi. L’accord de participation en vigueur dans l’entreprise peut notamment prévoir une affection des sommes sur un plan d’épargne salariale (PEE, PEI, PERCO ou nouveau plan d’épargne retraite d’entreprise collectif – PERE-CO). ↩︎
  6. Prévue par l’Article L225-129-6 du Code de commerce. ↩︎
  7. Art L-225-97-1 du Code de commerce. Une entreprise peut décider d’attribuer gratuitement ses propres actions à ses salariés. Le salarié bénéficiaire ne devient pas immédiatement propriétaire des actions. Il faut obligatoirement qu’un temps s’écoule entre la date d’attribution des action et la date où le salarié bénéficiaire devient propriétaire. Ce temps est appelé période d’acquisition. L’entreprise fixe la durée de la période d’acquisition, mais en respectant la durée légale minimale d’un an (sauf en cas d’invalidité du salarié). L’entreprise peut aussi fixer librement une période de conservation des actions. Cela veut dire que le salarié ne peut pas vendre les actions avant la fin de cette période, même s’il est devenu propriétaire suite à la fin de la période d’acquisition. Le cumul de la période d’acquisition et de la période de conservation ne peut pas être inférieur à 2 ans. Un salarié ne peut donc pas revendre les actions gratuites reçues de son entreprise avant l’expiration de délai de 2 ans à partir de la date d’attribution. ↩︎
  8. Selon les articles L.225-177 et suivants du Code de commerce, les stock-options donnent le droit à un salarié d’acheter l’action d’une entreprise, cotée ou pas. Ce sont des contrats qui donnent à l’acheteur le droit d’acheter ou de vendre un actif sous-jacent à un prix prédéterminé (prix d’exercice), et ce, à une date future spécifique. Les stock-options peuvent être attribuées par des entreprises cotées en bourse ou non cotées. Il est toutefois plus courant de voir les stock-options attribuées par des entreprises cotées en raison de la visibilité et de la valeur perçue pour les employés. Le but du dispositif est de permettre aux bénéficiaires de payer ces titres non pas au cours actuel, mais à celui en vigueur lorsque les stock-options ont été proposées et de réaliser une plus-value. ↩︎
  9. Cf. cet appel en 2017 d’un certain nombre de personnalités en faveur de son renforcement. ↩︎
  10. Selon L’Express, sur la foi du rapport annuel du cabinet Proxinvest : « Un dirigeant du CAC 40 gagne, en moyenne, 89 fois plus que ses salariés. Et même si le chiffre est en baisse par rapport aux 110 fois de 2021, il reste le plus élevé comparé aux autres années. Le ratio était de 72 en 2014. Depuis 2014, la rémunération des patrons (+ 62 %) a augmenté deux fois plus vite que celles des salariés (+ 31 %)« . 
    En France, le code Afep-Medef — fruit d’un processus initié en 1995 par l’Afep et le Medef, et régulièrement amélioré et actualisé— établit des recommandations pour le gouvernement d’entreprise des sociétés cotés dans tous ses aspects : composition des conseils, administrateurs indépendants, fonctionnement, rôle, stratégie, évaluation, information, comités, déontologie, rémunération des dirigeants mandataires sociaux, mise en œuvre des recommandations.
    Selon le code (26.1.1) : « La rémunération doit permettre d’attirer, de retenir et de motiver des dirigeants performants« , mais il n’est pas question de la plafonner.
    Le Haut Comité de Gouvernement d’Entreprise (HCGE) est à la fois gardien du respect de l’application du code (§ 27.2 du Code) et force de proposition de ses évolutions. Il a été constitué lors de la révision du code de 2013.
    Depuis l’ordonnance n°2020-1142 du 16 septembre 2020 (Art. L-22-10-9 du Coe du commerce), les sociétés cotées sont tenues de publier certaines informations sur la rémunération de leurs dirigeants (mandataires sociaux) ; et « pour le président du conseil d’administration, le directeur général et chaque directeur général délégué, les ratios entre le niveau de la rémunération de chacun de ces dirigeants et, d’une part, la rémunération moyenne sur une base équivalent temps plein des salariés de la société autres que les mandataires sociaux, d’autre part, la rémunération médiane sur une base équivalent temps plein des salariés de la société autres que les mandataires sociaux« . La loi impose que ces ratios soient rendus publics, pas qu’ils dépassent un certain niveau.
    Le Say On Pay est un vote consultatif auprès des actionnaires en assemblée générale sur la rémunération des dirigeants qui a été adopté dans le code de gouvernement d’entreprise Afep-Medef en juin 2013. Il s’applique désormais aux sociétés anonymes cotées (décret du 17 mars 2017).
    L’Etat a fixé a plafonné la rémunération annuelle d’activité des dirigeants des entreprises publiques à 450 000 euros bruts (décret n° 2012-915 du 26 juillet 2012 relatif au contrôle de l’État sur les rémunérations des dirigeants d’entreprises publiques). ↩︎
  11. Source : Les Échos. ↩︎
  12. « A rebours de la recommandation standard, la France fonctionne quasi exclusivement en répartition », Nicolas Marques, économiste et Directeur général de l’Institut économique Molinari, dans un article du 6 juillet 2022. ↩︎

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